« Qu’appelons-nous un problème sexuel ? Est-ce l’acte ou est-ce une pensée se rapportant à l’acte ? Ce n’est pas l’acte lui-même, lequel n’est pas un problème pour vous, pas plus que manger ; mais si vous « pensez » à manger ou à l’acte sexuel toute la journée, du fait que vous n’avez pas autre chose à faire, cela devient un problème pour vous. C’est le fait d’y penser qui constitue le problème. Et pourquoi y pensez-vous ? Pourquoi construisez-vous tout un monde pour entretenir cette pensée avec vos cinémas, vos périodiques, vos récits, vos modes féminines ? Pourquoi l’esprit est-il si actif dans cette voie ? Pourquoi pense-t-il à vos besoins sexuels ? Pourquoi cette question est-elle fondamentale dans vos vies ? Lorsque tant de choses appellent, sollicitent notre intérêt, vous accordez toute votre attention à des pensées se rapportant au sexe. Et qu’arrive-t-il lorsque vos esprits sont absorbés de cette façon ?
En somme l’amour physique est la dernière évasion, n’est-ce pas ? C’est la voie vers le complet oubli de soi. Elle offre quelques moments d’absence et il n’y a pas d’autre façon de s’oublier, car, par ailleurs, tout ce que l’on fait dans la vie ne peut qu’amplifier, renforcer le moi. Vos affaires, vos religions, vos dieux, vos chefs, vos théories politiques et économiques, vos évasions, vos activités sociales, vos adhésions à des partis, tout ce que vous faites renforce le moi. Et comme il n’y a qu’un acte qui ne mette pas l’accent sur le moi, il devient un problème car vous vous accrochez à cette voie de l’ultime évasion. Les quelques instants de complet oubli de vous-mêmes qu’elle vous offre sont les seuls où vous soyez heureux. Tout le reste, tout ce à quoi vous touchez devient cauchemar, source de souffrances et d’angoisses ; alors vous vous accrochez à l’unique possibilité d’oubli, oubli que vous appelez bonheur. Mais sitôt que vous vous y accrochez, cette voie devient un cauchemar elle aussi, car vous voulez vous en libérer, vous ne voulez pas en être esclaves.
Alors vous inventez – c’est toujours l’esprit qui travaille – l’idée de chasteté, de célibat, et vous essayez le célibat, la chasteté, en refoulant, niant, méditant, en faisant toutes sortes de dévotions, ces opérations étant entreprises par l’esprit afin de débrayer de la réalité. Cela encore met l’accent sur le moi qui essaye de « devenir quelque chose », et vous revoilà pris dans la ronde du labeur, des tracas, des efforts, des souffrances.
La question sexuelle devient un problème extraordinairement difficile et complexe tant que vous n’avez pas compris l’esprit qui pense à ce problème.
L’acte, vous le sauvegardez.
Vous vivez librement à cet égard à moins que vous ne vous serviez du mariage pour votre satisfaction, faisant ainsi de votre femme une prostituée, ce qui est apparemment très respectable ; et vous en restez là. Mais le problème ne peut être résolu que lorsqu’on comprend tout le processus et la structure du « moi » et du « mien » : ma femme, mon enfant, ma propriété, ma voiture, ma réussite, mon succès.
Tant que vous n’aurez pas compris et résolu tout cela, vos rapports sexuels demeureront un problème.
Tant que vous serez ambitieux – politiquement, religieusement ou de tout autre façon – tant que vous mettrez l’accent sur le moi, le penseur, l’observateur, en le nourrissant d’ambitions, soit en votre nom soit au nom d’un pays, d’un parti ou d’une idée que vous appelez religion, tant que durera l’activité de cette expansion personnelle, vous aurez un problème sexuel. D’une part, vous créez et nourrissez l’expansion du moi, et d’autre part vous essayez de vous oublier, de vous perdre ne fût-ce qu’un moment. Comment ces deux désirs peuvent-ils exister ensemble ? Votre vie est une contradiction : vous cherchez en même temps à intensifier le moi et à l’oublier. Le problème n’est pas l’acte sexuel, c’est cette contradiction en vous, laquelle ne peut pas être vaincue par l’esprit -puisqu’il est lui-même contradiction – mais peut être comprise si vous saisissez pleinement le processus total de votre existence quotidienne.
Aller chercher des sensations au cinéma, lire des livres excitants et des illustrés avec des photos de femmes à peu près nues, dévisager les femmes et capter un regard fugitif, tout cela encourage l’esprit à amplifier le moi et en même temps vous voulez être bons, affectueux et tendres. Les deux ne vont pas de pair. L’ambitieux (spirituellement ou autrement) ne peut jamais être sans problèmes, parce que les problèmes ne cessent que lorsque le moi est oublié, lorsqu’il est inexistant. Et cet état de non-existence du moi n’est pas un acte de volonté, n’est pas une simple réaction. Le problème sexuel est une réaction et lorsque l’esprit cherche à le résoudre, il ne le rend que plus confus, plus lancinant, plus douloureux. L’acte n’est pas un problème, le problème est l’esprit, l’esprit qui se veut chaste. La chasteté n’est pas du monde de la pensée : l’esprit ne peut que réprimer ses propres activités et le refoulement n’est pas la chasteté.
La chasteté n’est pas une vertu ; elle ne peut pas être cultivée. L’homme qui cultive l’humilité n’est certainement pas humble ; il peut appeler son orgueil humilité, mais c’est un orgueilleux et c’est pour cela qu’il cherche à être humble. L’orgueil ne peut jamais devenir humilité et la chasteté n’est pas une chose de l’esprit : on ne peut pas « devenir » chaste. Vous ne connaîtrez la chasteté que là où il y aura de l’amour, et l’amour n’est ni du monde de la pensée, ni du monde des objets de la pensée.
Ainsi le problème sexuel qui torture tant de personnes partout dans le monde ne peut pas être résolu tant que l’esprit n’est pas compris. Nous ne pouvons pas mettre un terme à la pensée ; mais la pensée parvient à son terme lorsque le penseur s’arrête ; et le penseur ne s’arrête que par la compréhension de son processus entier.
La peur surgit lorsqu’il y a une division entre le penseur et sa pensée. Lorsqu’il n’y a pas de penseur, alors seulement cesse le conflit dans la pensée. Il ne faut pas d’effort pour comprendre ce qui est implicite. Le penseur entre en existence au moyen de la pensée ; ensuite il s’efforce de façonner, de diviser ou de faire cesser ses pensées. Le penseur est une entité fictive, une illusion de l’esprit. Lorsqu’on se rend compte d’une pensée en tant que fait, on n’a plus besoin de penser sur ce fait. S’il y a simple perception sans choix, ce qui est implicite dans le fait commence à se révéler. Aussitôt, la pensée, en tant que fait, finit là. Et vous verrez alors que les problèmes qui rongent vos cœurs et vos esprits, les problèmes de notre structure sociale, peuvent être résolus.
Vous verrez que la question sexuelle n’est plus un problème, qu’elle a trouvé sa place, mais ni parmi les choses pures ni parmi les choses impures. C’est lorsque l’esprit lui accorde une place prédominante que le problème surgit. Et il lui donne cette place prédominante parce que l’esprit ne peut pas vivre sans un certain sens de bonheur.
Mais lorsqu’il comprend tout son processus et parvient ainsi à sa fin, en d’autres termes, lorsque la pensée cesse, il y a création, et c’est cette création qui nous rend heureux. Être dans cet état de création est une félicité, parce que c’est un oubli de soi qui ne comporte pas de réactions provenant du moi. Cette réponse à votre question sur le problème sexuel quotidien n’est pas une abstraction, c’est la seule réponse qui soit. L’esprit nie l’amour, et sans amour il n’y a pas de chasteté ; c’est parce qu’il n’y a pas d’amour que vous créez le problème. »
Krishnamurti. La première et dernière liberté, note 21 : Sur le problème sexuel. 1954 by Krishnamurti Writings Inc. Editions stock, 1979, p.de 300 à 304.
Voir aussi :
Questions et réponses : sur le problème sexuel (p. 216-217)