Le froid avait été trop rude ; brûlée par le gel, la haie avait perdu ses feuilles ; la pelouse était d’un gris brunâtre, couleur de la terre ; hormis quelques pensées jaunes, et des roses, le jardin était dénudé. Par ce froid trop intense, les pauvres souffraient et mouraient, comme toujours ; il y avait surpopulation et les gens étaient décimés. On les voyait grelotter, presque nus sous quelques guenilles sales ; une vieille femme tremblait de la tête aux pieds, serrait ses bras contre son corps en claquant des dents ; au bord du fleuve glacé (la Jummna) une jeune femme se lavait et rinçait son vêtement déchiré, tandis qu’un vieillard toussait et que des enfants jouaient dans les cris et les rires. On disait que cet hiver était exceptionnellement froid et que la mortalité était importante. La rose rouge et les pensées jaunes étaient intensément vivantes, irradiantes de couleur ; le regard ne pouvait s’en détacher et ces deux couleurs semblaient s’étendre et remplir le jardin désert ; cette vieille femme grelottante était omniprésente, malgré les cris des enfants ; le jaune, le rouge incroyables et la mort, inévitable. La couleur était dieu et la mort était au-delà des dieux. Elle était partout, et la couleur aussi. Elles ne pouvaient être séparées, car alors il n’y aurait point de vie.
On ne pourrait davantage séparer l’amour de la mort, car la beauté ne serait plus là. On a distingué chaque couleur, on en a fait grand cas, mais il n’y a que la couleur, et quand on voit chaque teinte comme la seule couleur, alors seulement celle-là dévoile-t-elle sa splendeur. La rose rouge, la pensée jaune n’étaient pas de couleurs différentes, elles étaient la couleur, qui emplissait de gloire le jardin nu. Le ciel bleu était pâle, du bleu d’un hiver froid et sans pluie, mais ce bleu était celui de toute couleur. Vous le perceviez et en faisiez partie ; les bruits de la ville se sont estompés, mais la couleur impérissable a persisté.
J. Krishnamurti
Carnets
21 janvier 1962 à Delhi (p.382-383)