Interlocuteur : Qui êtes-vous, Krishnamurti ?
Krishnamurti : La question est-elle si importante ? Ne vaudrait-il pas mieux que notre interlocuteur se demande qui il est, et non qui je suis ? Si je vous dis qui je suis, en quoi est-ce important ? C’est une simple question de curiosité, n’est-ce pas ? C’est comme au restaurant : le menu est affiché dans la devanture, mais si l’on veut goûter aux plats, il faut entrer à l’intérieur. La lecture du menu ne suffira pas à calmer votre faim. Donc, vous expliquer qui je suis n’a absolument aucun sens.
Sachez pour commencer que je ne suis personne. C’est tout ; c’est aussi simple que cela ; je ne suis personne. L’important, c’est de savoir qui vous êtes et ce que vous êtes. La question, telle qu’elle a été posée, suppose l’existence d’une personne « extraordinaire ». Et voilà que je me mets à vous imiter, à marcher, à parler comme vous, à me brosser les dents comme vous, et que sais-je encore ! Je vais vous imiter — l’imitation fait partie de nos schémas familiers. Le voilà donc, le héros, l’éveillé, ou le gourou, et vous vous dîtes : « Je vais imiter ses actes en tous points » — ce petit jeu est si bête ! Quoi de plus puéril que d’imiter autrui ? Ne sommes-nous pas, d’ailleurs, le résultat de maintes imitations ? Les religions, n’aimant guère le mot « imiter », préfèrent dire : « Abandonnez-vous, suivez-moi, je suis ceci, je suis cela, prosternez-vous. » C’est de tout cela que vous êtes fait. A l’école aussi vous imitez. L’acquisition des connaissances est une forme d’imitation, et il y a aussi la mode, bien sûr — robes courtes, robes longues, cheveux courts, cheveux longs, visages glabres ou barbus —, on imite, on imite toujours. Mais l’imitation touche aussi notre univers intime, notre psychisme, nous le savons tous.
Plutôt que de chercher à savoir qui est l’orateur, il vaudrait tellement mieux découvrir qui vous êtes, et pour faire cette découverte, vous devez mener votre propre enquête. Car chacun de vous est toute l’histoire de l’humanité. Quand cette notion-là est perçue pour de bon, vous en retirez une force, une énergie, une beauté, un amour immenses, car vous cessez alors de n’être qu’une miniscule entité qui se débat sur son coin de Terre. Vous faites partie de l’humanité tout entière. Les responsabilités en jeu sont immenses, comme la vitalité, la beauté et l’amour qui vont de pair avec elle. Mais la plupart d’entre nous refusent de le voir ; nous nous préoccupons surtout de nous-mêmes, de nos petits problèmes individuels, de nos petites douleurs personnelles, et ainsi de suite. Et il nous est quasiment impossible de sortir de ce cercle vicieux, tant nous sommes conditionnés, programmés comme des ordinateurs, et incapables d’apprendre quoi que ce soit de neuf. L’ordinateur en est capable — pas nous !
Voyez à quel point tout cela est tragique. Cette machine que nous avons créée, l’ordinateur, a la capacité d’apprendre beaucoup plus vite et infiniment plus de choses que le cerveau, et le cerveau, qui l’a pourtant inventé, est devenu paresseux, lent, obtus, à force de conformisme, d’obéissance, de soumission de notre part : le gourou, le prêtre, les riches veillent au grain — vous voyez ce que je veux dire ? Et quand vous vous révoltez pour de bon, comme le font les révolutionnaires et les terroristes, cela reste très superficiel — on change les schémas politiques, les schémas de notre soi-disant société qui n’est en fait que le tissu relationnel liant les individus entre eux ; or nous parlons ici d’une révolution qui n’est pas matérielle mais psychologique, et qui exclut tout conformisme — tout sentiment intérieur de conformisme. Le conformisme existe dès qu’il y a comparaison. Et avoir l’esprit libre de tout comparaison, c’est observer l’histoire complète de l’humanité, qui est là, gravée en chacun de vous.
Saanen, Suisse, le 31 juillet 1981
Extrait du livre « Krishnamurti en question » de Krishnamurti
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(Traduit de l’anglais par Colette Joyeux, éd. Stock)