Sur chaque table il y avait des jonquilles jeunes, fraîches, que l’on venait de cueillir dans le jardin, et qui avaient encore tout l’éclat du printemps. Sur une table placée de côté il y avait des lys blanc crème avec leur centre jaune brillant. Voir ce blanc crème et le jaune éclatant des nombreuses jonquilles c’était voir le ciel bleu, toujours en expansion, illimité, silencieux.
Presque toutes les tables étaient occupées par des personnes qui parlaient très fort et qui riaient. A une table voisine une femme nourrissait subrepticement son chien avec la viande qu’elle ne pouvait manger. Ils semblaient tous avoir des portions énormes et voir les gens manger n’était pas un spectacle plaisant ; manger publiquement est peut-être une coutume barbare. Un homme, de l’autre côté de la salle, s’était gorgé de vin et de viande et était en train d’allumer un gros cigare ; un air de béatitude apparut sur son visage gras. Sa femme, également grasse, alluma une cigarette. Ils paraissaient tous deux perdus au monde.
Et elles étaient là, les jonquilles jaunes, et personne n’avait l’air d’y prêter attention. Elles étaient là dans un but décoratif et n’avaient absolument aucune signification ; mais comme vous les observiez, leur éclat jaune remplissait la salle bruyante. La couleur a ce curieux effet sur l’oeil. Ce n’était pas tant le fait que l’oeil absorbait la couleur ; elle semblait remplir votre être. Vous étiez cette couleur ; vous ne la deveniez pas - vous en faisiez partie, sans identification, sans un nom : dans un anonymat qui est innocence. Ce qui n’est pas anonyme engendre la violence, sous toutes ses formes.
La révolution du silence
Europe, Chapitre 13 (p. 183-184)