Auditeur : ... En fait, je ne connais vraiment rien excepté un petit nombre de choses mécaniques qui sont en rapport avec mon travail ; je vois, en parlant avec vous, que ma vie est passablement terne, ou plutôt c’est mon esprit qui est lourd. Donc, comment puis-je m’éveiller à cette sensibilité, à cette intelligence qui rend la vie extrêmement belle pour vous ?
Krishnamurti : D’abord, Monsieur, on doit affiner les sens en regardant, en touchant, en observant, en écoutant non seulement les oiseaux, le bruissement des feuilles, mais aussi les mots dont vous faites usage vous-même, les sentiments que vous avez - quelque petits et mesquins qu’ils soient - toutes les suggestions secrètes de votre propre esprit. Ecoutez-les et ne les réprimez pas, ne les méprisez pas ou n’essayez pas de les sublimer. Simplement écoutez-les ! La sensibilité des sens ne signifie pas leur assouvissement, ne signifie pas que vous deviez céder aux impulsions ou leur résister, mais signifie simplement les observer de telle sorte que l’esprit soit toujours vigilant comme lorsque vous marchez sur une voie ferrée, sur un rail ; vous pouvez perdre votre équilibre, mais immédiatement vous revenez sur le rail. Ainsi, tout l’organisme devient vivant, sensible, intelligent, équilibré, tendu. Probablement vous considérez que le corps n’est pas du tout important. Je vous ai vu manger, et vous mangez comme si vous chargiez un fourneau. Vous pouvez aimer le goût de l’aliment, mais la façon dont vous mélangez les aliments dans votre assiette est si totalement mécanique, si inattentive ! Quand vous prenez conscience de tout cela, vos doigts, vos yeux, vos oreilles, votre corps, tout devient sensible, vivant, docile. C’est relativement facile. Mais, ce qui est plus difficile, c’est de libérer l’esprit des habitudes mécaniques, de pensée, de sentiment et d’action qu’il a été amené à prendre par les circonstances - par sa femme, ses enfants, son travail. L’esprit lui-même a perdu son elasticité. Les formes plus subtiles d’observation lui échappent. Cela signifie vous voir tel que vous êtes réellement sans vouloir vous corriger ou changer ce que vous voyez ou vous en évader - simplement vous voir réellement, tel que vous êtes, de sorte que l’esprit ne retombe pas dans une autre série d’habitudes. Quand un tel esprit regarde une fleur ou la couleur d’un vêtement ou une feuille morte tombant d’un arbre, il est désormais capable de voir le mouvement de cette feuille pendant qu’elle tombe, et la couleur de cette fleur, d’une façon vivante. Ainsi, à la fois, extérieurement et intérieurement, l’esprit devient hautement vivant, souple, alerte ; il y a une sensibilité qui rend l’esprit intelligent.. La sensibilité, l’intelligence et la liberté en action, c’est la beauté de la vie.
Auditeur :
Très bien. Donc on observe, on devient très sensible, très vigilant et alors quoi ? Est-ce que c’est tout ce qu’il y a, simplement s’émerveiller sans fin à propos de choses parfaitement banales ? Je suis sûr que chacun fait cela continuellement, tout au moins quand il est jeune, et il n’y a pas là-dedans de quoi faire trembler la terre. Quoi alors ? N’y a-t-il pas quelque état ultérieur et non pas seulement cette observation dont vous parlez ?
Krishnamurti :
Vous avez commencé cette conversation en posant une question au sujet de la beauté, en disant que vous ne la ressentiez pas. Vous avez dit aussi que dans votre vie il n’y a pas de beauté et, donc, nous étudions cette question de savoir ce qu’est la beauté, pas seulement verbalement et intellectuellement mais en percevant la pulsation même de la chose.
Auditeur :
En effet, mais quand je vous ai posé cette question, je me demandais s’il n’y avait pas quelque chose au delà de cette simple observation sensible que vous décrivez.
Krishnamurti :
Naturellement, il y a quelque chose, mais à moins que vous n’ayez la sensibilité d’observation, la vision de ce qui est infiniment plus grand ne peut pas survenir.
Auditeur :
Tant de gens voient avec cette sensibilité exaltée ! Les poètes regardent avec un sentiment intense, mais dans tout cela il ne paraît y avoir aucune brèche en direction de ce quelque chose infiniment plus grand, infiniment plus beau, de ce quelque chose que les gens appellent le divin. Parce que je sens, fût-on très sensible ou plutôt lourd, comme je le suis, qu’à moins qu’il n’y ait une percée vers quelque dimension totalement différente, ce que nous percevons ce ne sont que des nuances variées de gris. Dans toute cette sensibilité dont vous dites qu’elle vient par l’observation, il me semble qu’il n’y a qu’une différence quantitative, juste une petite amélioration, et non quelque chose de réellement, d’immensément différent. Franchement, je ne suis pas intéressé à n’obtenir qu’un peu plus de la même chose.
Krishnamurti :
Alors, que demandez-vous maintenant ? Demandez-vous comment effectuer une percée, à travers la grise et terne monotonie de la vie, conduisant à quelque dimension totalement différente ?
Auditeur :
Oui. La beauté réelle doit être quelque chose d’autre que la beauté du poète, de l’artiste, du jeune esprit alerte, bien que je ne déprécie en aucune manière cette beauté.
Krishnamurti :
Est-ce réellement cela que vous cherchez ? Est-ce réellement ce que vous voulez ? Si c’est le cas, il doit y avoir une révolution totale de votre être. Est-ce que c’est cela que vous voulez ? Voulez-vous une révolution qui mette en pièces tous vos concepts, vos valeurs, votre moralité, votre respectabilité, votre savoir - qui vous mette en pièces de telle sorte que vous soyez réduit au néant absolu, que vous n’ayez plus aucun caractère, que vous ne soyez plus le chercheur, l’homme qui juge, qui est agressif ou peut-être non agressif, de telle sorte que vous soyez complètement vide de tout ce qui est vous ? Cette vacuité est la beauté, avec son austérité extrême dans laquelle il n’y a pas une étincelle de dureté ou d’affirmation agressive. C’est ce que veut dire effectuer la percée, et est-ce cela que vous poursuivez ? Il doit y avoir une intelligence étonnante, qui ne soit pas de l’information ou du savoir. Cette intelligence opère continuellement, que vous soyez endormi ou éveillé.
C’est pourquoi nous disions qu’il doit y avoir cette observation de l’extérieur et de l’intérieur qui éveille, qui affine le cerveau. Et cette acuité même du cerveau le rend tranquille. Et c’est cette sensibilité, cette intelligence qui font que la pensée n’opère que lorsqu’il le faut ; le reste du temps le cerveau n’est pas ensommeillé, mais tranquille de manière vigilante. Et ainsi, le cerveau avec ses réactions ne crée pas de conflit. Il fonctionne sans lutte et, par conséquent, sans déformation. Alors, le faire et l’action sont immédiats, comme lorsque vous voyez un danger.
En conséquence, il y a toujours une libération à l’égard des accumulations conceptuelles. C’est cette accumulation conceptuelle qui est l’observateur, l’égo, le « moi » qui divise, résiste et construit des barrières. Quand le « moi » n’est pas, la percée n’est pas non plus, alors il n’y a pas de percée ; alors la totalité de la vie est dans la beauté de vivre, la beauté des rapports, sans qu’il y ait substitution d’une image par une autre, alors seulement l’infiniment grand est possible.
Extrait d’une discussion avec un petit groupe de personnes à Bombay - Bulletin 32 de l’ACK - été 1977