Pour comprendre une chose - quelle qu’elle soit - il faut vivre avec elle, l’observer, connaître tout son contenu, sa nature, sa structure, son mouvement. Avez-vous jamais essayé de vivre avec vous-mêmes ? Dans ce cas, vous avez remarqué que ce vous-même n’est pas un état statique, mais une chose vivante, toujours renouvelée. Et pour vivre avec une chose vivante, l’esprit doit, lui aussi, être vivant. Mais il ne peut pas l’être s’il est pris dans un réseau d’opinions, de jugements, de valeurs.
En vue d’observer le mouvement de votre esprit et de votre coeur, le mouvement de tout votre être, il vous faut avoir un esprit libre, qui ne s’attarde pas à acquiescer, à réfuter, à prendre parti dans une discussion, à argumenter sur des mots, mais qui s’attache à suivre ce qu’il observe, avec l’intention de comprendre. Cest difficile, car la plupart d’entre nous ne savent ni regarder ni écouter leur propre être, pas plus qu’ils ne voient la beauté d’un cours d’eau ou qu’ils n’entendent la brise dans les arbres.
Condamner ou justifier empêche de voir clairement. Il en est de même lorsqu’on bavarde sans arrêt, car alors on n’observe pas « ce qui est » : on ne voit que ce que l’on projette soi-même. Chacun de nous a une image de ce qu’il croit être ou de ce qu’il voudrait être, et cette image nous empêche totalement de voir ce que nous sommes en fait.
Voir quoi que ce soit avec simplicité est une des choses les plus difficiles au monde car nous sommes si complexes que nous avons perdu la qualité de ceux qui sont simples en esprit. Je ne parle pas de cette sorte de simplicité qui s’exprime dans la nourriture et les vêtements, telle que ne posséder qu’un pagne, ou battre des records de jeûne, ou toute autre sottise infantile que cultivent les saints, mais de la simplicité qui permet qu’on regarde directement chaque chose sans peur et soi-même tel que l’on est, sans déformations ; si l’on ment, se dire que l’on ment, sans déguisements ni évasions.
Et aussi, pour nous comprendre nous-mêmes, il nous faut une grande humilité. Aussitôt que l’on se dit « je me comprends », on a déjà cessé d’apprendre quoi que ce soit à son propre sujet ; ou si l’on se dit : « après tout, il n y a rien à apprendre, puisque je ne suis qu’un paquet de souvenirs, d’idées, d’expériences, de traditions », on a également cessé de voir ce que l’on est. Lorsqu’on parvient à une réalisation, on a perdu les qualités propres à l’innocence et à l’humilité. Dès que l’on tient un résultat, ou que l’on cherche à s’informer en se basant sur des connaissances acquises, on est perdu, car on ne fait que traduire tout ce qui vit en termes de ce qui n’est plus. Mais si l’on n’a aucun point d’appui, aucune certitude, on est libre de regarder ; si l’on n’a aucun acquis, on est libre d’acquérir. Ce qu’on voit étant libre est toujours neuf. L’homme plein d’assurance est un être humain mort.
Se libérer du connu
Chapitre 2 (p. 21-23)