Toute cette exploration du mouvement de l’ authenticité, dans toute sa dimension, ce sens de la grandeur, ce sens réel du sacré, a pour but d’instaurer l’ordre au sein de notre vie, de notre vie quotidienne, de nos relations, de nos actions.
Nous devons faire ensemble l’examen de la situation ; voir ensemble la confusion qui règne autour de nous, le formidable danger qui, dans le monde entier, pèse sur l’existence de l’humanité, la façon dont, partout dans le monde, les religions font obstacle au rapprochement entre les êtres humains. Confronté à cet océan de confusion, de malheur, de famine et d’opulence, et de guerres, tout individu intelligent quelque peu sensibilisé à l’état actuel de ce monde, cherche forcément à savoir s’il est envisageable que les êtres humains — chacun d’entre nous — puissent disposer de la qualité d’authenticité.
Dans la langue anglaise (et tout particulièrement aux Etats-Unis), l’usage qui est fait actuellement de certains mots les a vidés de tout leur sens ; des mots comme « sécurité », ou « sincérité », « authenticité » ne veulent plus rien dire. Tel individu, qui cherche simplement à vous vendre quelque chose, est « très sincère » ; tel autre, passablement dérangé mais pas vraiment conscient de son déséquilibre, est « très sincère ». Tel autre, fermement ancré dans certaines convictions, dans certaines croyances, dans sa foi en Dieu et ainsi de suite, est, lui aussi, « d’une sincérité authentique ». Un mot comme « honnêteté » est quasiment vide de sens, car lorsqu’on vit dans un état totalitaire, le mensonge est une nécessité, on est obligé d’être malhonnête. Si vous dites ouvertement ce que vous avez envie de dire, votre vie est mise en péril. Le mot « amour » est lourdement chargé de toutes sortes de connotations absurdes de sensualité, de sentimentalisme, de romanesque. Il faut donc réexaminer ces mots de fond en comble.
Nous utilisons l’expression « authenticité » pour signifier qu’une société juste n’est possible que si que chaque être humain est foncièrement honnête. Il ne peut y avoir de société juste si chacun, tout en réprouvant l’état actuel de cette société, le tolère malgré tout à l’extérieur. Cela ne peut en aucun cas être bénéfique ni honnête. On parle de familles « bien », on dit de notre terre qu’elle est « bonne et généreuse », d’un livre qu’il est « bon » ou « beau », d’une idée qu’elle « bonne » ou « juste », mais l’ « authenticité » dont nous parlons ici se situe bien au-delà de ces notions. Si nous utilisons ici cette expression d’« authenticité », c’est pour soulever une question : les êtres humains peuvent-ils être totalement honnêtes, intègres non seulement sur le plan extérieur, mais tout particulièrement sur le plan intérieur, de telle sorte qu’ils ne soient pas dupes, qu’ils ne soient pas le jouet de fausses illusions, et ne s’accrochent pas à des croyances décadentes. Car toutes ces choses-là font obstacle à cette honnêteté profonde, à cette intégrité foncière. Nous employons ici le mot « honnêteté » pour indiquer l’absence, au niveau psychologique, de toute illusion, de tout faux-semblant, de toute adhésion à des concepts — qu’ils soient de notre propre cru, ou émanent des autres. Si vous vivez une existence soumise à un concept, un idéal, celui-ci est en rupture avec le réel, vous ne pouvez donc pas être honnête ; et donc, vous ne pouvez avoir cette qualité d’authenticité suprême. Nous donnons ici à cette expression une signification tout à fait à part.
Je pense que c’est le mot juste, car de tout temps au fil de l’histoire — non que l’orateur soit un grand savant ou lettré, mais il a beaucoup observé — l’humanité a rêvé d’une société où règnent la paix, l’ordre, le plein emploi pour tous, d’où la tyrannie soit exclue. Tel est depuis toujours le plus ardent désir de l’homme. C’est là le fondement de toutes les utopies, qui pourtant jamais n’aboutissent, car l’homme est, en essence, si foncièrement malhonnête — car il vit dans un état d’illusion, de faux-semblant.
Constatation faite de tout ce chaos qui règne dans le monde, en proie à une quasi-anarchie, nous voulons savoir quelle est pour chacun de nous l’action juste. Car ce chaos, nous y contribuons. Indiscutablement. Parce que la société, c’est nous qui l’avons créée, nous sommes responsables de la société. Et si nous n’entamons pas une révolution radicale, il ne peut y avoir de société juste, bonne, bénéfique. Qu’est-ce qui peut amener l’homme à un changement radical ?
Ces problèmes, c’est ensemble que nous les affrontons ici, en ce moment même. Peu importe la manière dont vous les percevez, ou dont l’orateur les perçoit, ou l’angle de vision que vous choisissez, ou que je choisis ; ce qui compte, c’est ce qui se passe réellement dans le monde extérieur, et ce qui se passe réellement dans notre univers intérieur, sous notre peau, en quelque sorte. Sinon, aucune communication ne sera possible entre nous. La communication suppose le partage, la participation commune à un même objet. Si l’orateur veut vous dire quelque chose et que vous ne soyez pas attentif, ou que vous n’ayez pas envie d’écouter, alors toute communication est impossible. Puisque nous sommes tous des êtres humains concernés par ce monde en décadence, si plein de danger, de chaos, de désordre, c’est à nous de résoudre ces questions, c’est à nous, en tant qu’humains, qu’incombe ce problème. Pas à nos dirigeants. Car c’est nous qui les élisons, et si nous sommes en proie à la confusion, il en ira forcément de même pour nos dirigeants. Tout cela est d’une telle évidence.
La question fondamentale est donc de savoir ce qui est en mesure de changer la qualité, le comportement, l’égoïsme foncier, invétéré des êtres humains ? Qu’est-ce qui peut changer chacun d’entre nous ? Voulons-nous encore plus de tueries, de désastres, de guerres ? Soulevez toutes ces questions. Réfléchissons-y ensemble, examinons les faits ensemble, d’une manière objective, sans parti-pris personnel. Qu’est-ce qui peut changer l’homme ? Divers systèmes politiques, religieux, économiques ont été expérimentés. Il y a eu des révolutions : la révolution communiste, la révolution française, d’autres formes diverses de révolution ; mais les révolutions qui se sont succédées dans le monde n’ont point changé l’homme. Elles ont modifié l’environnement, elles ont apporté certaines commodités, un certain progrès matériel, mais fondamentalement, l’homme est resté tel qu’il était depuis un million d’années, voire plus. Alors que devons-nous faire ? Que doit faire l’homme ? Sa responsabilité, quelle est-elle ? Son action, en quoi consiste-t-elle ?
Sommes-nous, vous et moi, en communication en ce moment même — pas seulement au niveau verbal, mais sur un plan réel ? Parce que c’est ensemble qu’il faut découvrir si un groupe, si petit soit-il — se réduirait-il même à deux ou trois individus sérieux — peut réussir à percevoir ce qu’est l’action juste lorsqu’on vit dans ce monde insensé. Pour découvrir ce qu’est l’action juste, il faut découvrir d’où sont issues nos activités quotidiennes. En les observant, vous verrez qu’elles ont en réalité pour source nos désirs : mon désir de gain, de réussite, d’ambition ; c’est toute l’activité du désir et de son vouloir propre. Le désir est contradictoire : je désire une chose, et ensuite une autre, il y a des désirs contradictoires, qui s’opposent. Nos actions sont donc elles aussi contradictoires, car la plupart de nos actions ont pour fondement le désir, avec sa soif de succès, de réussite, de plaisir, etc. Et votre désir s’oppose au désir d’un autre individu, il y a donc conflit entre deux personnes, entre deux désirs. L’action née d’un désir contradictoire engendre la confusion.
Je peux continuer, mais allez-vous suivre tout cela, voulez-vous vraiment faire cette démarche, observer les choses très attentivement, et découvrir vous-même ce qu’est l’action juste ?
Nous avons dit que le désir était le mouvement de la sensation. Le désir surgit lorsque la pensée crée l’image et poursuit cette image. Y a-t-il donc une action qui ne soit pas l’action du désir mais l’action de l’intelligence ? Je vais l’expliquer. Chez la plupart d’entre nous, le mouvement des sens n’est que partiel, fragmentaire : il n’y a pas d’activité globale, pleine, entière, du mouvement des sens. Et le désir est également partiel. Si donc vous observez, il y a perception, contact, sensation, puis la pensée intervient, créant l’image et l’envie de perpétuer cette image. C’est lorsque vous percevez cela que naît l’intelligence. Je vais approfondir la question.
Nous constatons que, partout dans le monde, tous les êtres humains sont mûs par leurs désirs. Et cette énergie du désir est en opposition avec les désirs des autres. Cette opposition est source de contradiction, l’action est donc forcément conflictuelle. C’est clair. Or, la question que nous posons ici, c’est de savoir s’il existe une action qui ne naisse pas du désir. Et nous disons : oui, cette action existe ; il suffit d’observer de très près. Le désir est le mouvement des sens — l’observation, le contact, la sensation — puis la pensée prend le contrôle. Vous rendez-vous compte que la conséquence de cette intervention de la pensée dans les sensations, c’est le conflit, la contradiction, l’incapacité au plein accomplissement, la peur et tout ce qui s’ensuit ? Voir toute la dimension de ce mouvement, c’est cela l’intelligence. Et cette intelligence qui est à l’oeuvre, ce n’est ni la vôtre, ni la mienne, c’est l’intelligence tout court — donc notre action est exempte de contradiction. Prenez la peine de voir ces choses tout d’abord en termes de logique, voire même d’argumentation verbale. Ensuite, peut-être, après en avoir vu l’aspect logique, vous percevrez, vous sentirez cette qualité d’intelligence qui n’appartient ni à vous ni à moi ; c’est l’intelligence, c’est donc un facteur commun, et c’est sur la base de ce facteur commun que nous agissons ensemble. C’est cela, ce sens de l’authenticité, car il n’y a aucune contradiction, « mon désir » ne bouscule pas « votre désir ». L’authenticité, par essence, détient cette qualité d’intelligence.
Cette authenticité ne peut exister tant que la peur est présente. Nous avons, pour la plupart, des peurs qui nous sont propres. J’ignore si vous avez conscience de vos propres peurs. Si c’est le cas, quelle est la racine de la peur ? La question n’est pas : comment se délivrer de la peur, mais : quelle en est la racine ? En règle générale, lorsque nous avons peur, ce qui nous préoccupe, c’est de la refouler, de la contrôler, de la fuir, ou d’inventer un processus de rationalisation qui devient peu à peu névrotique. Apparemment, au fil des siècles, l’humanité s’est avérée incapable de se libérer de la peur, qu’elle soit liée à des causes extérieures : danger, accidents, etc., ou qu’il s’agisse de la peur ultime — la peur de la mort. Nous vivons tous en compagnie de peurs innombrables, chacun les vit selon son tempérament, sa personnalité, ses spécificités, selon son propre vécu, sa culture, etc. On a peur, et dans l’incapacité où l’on se trouve de vaincre cette peur, on se tourne vers un agent extérieur — psychanalyste, professeur, spécialiste — ou vers Dieu — Dieu étant bien sûr l’échappatoire ultime. Nous ne cherchons pas ici de recette pour élaguer les différentes ramifications de la peur, pour modifier la peur, ou renforcer le courage permettant d’y faire face. Renforcer son courage n’est qu’une forme de résistance contre sa propre peur ; elle demeure — simplement on emploie le terme de « courage » et on renforce ses résistances, sans pour autant résoudre le problème de la nature de la peur.
C’est ensemble que nous explorons en ce moment même la nature, la structure de la peur. Un être humain ordinaire peut-il être totalement dénué de peur ? L’homme n’a pas réussi à dissoudre sa peur, il veut donc l’oublier, en s’immolant sur l’autel d’un certain principe, d’une certaine idée, de l’Utopie — ce qui revient toujours à fuir la réalité. Or, nous voulons savoir quelle est la racine de la peur. Si nous pouvons trouver, découvrir par nous-mêmes quelle est la cause, l’essence de la peur, alors peut-être pourrons-nous vivre une vie tout à fait différente, qui soit une vie d’authenticité. L’authenticité ne peut abriter la peur.
Pour trouver les racines de la peur, il faut explorer le déroulement entier du mouvement de la pensée. En quoi consiste le mouvement de la pensée ? Comment naît la pensée ? Quelle en est l’origine, le commencement, et quelle est la nature de toute cette structure de la pensée sur laquelle se fondent toutes nos civilisations, toutes nos religions, tous nos systèmes économiques, toutes nos activités professionnelles ?
Les merveilleuses cathédrales, la grande architecture, les grands poèmes, la littérature, les magnifiques ponts enjambant de vastes espaces — tout cela, c’est la pensée qui l’a créé. La pensée est aussi à l’origine du monde technologique — la dynamo, l’électricité, etc. Mais la pensée a aussi amené la division entre les hommes : c’est ma patrie s’opposant à votre patrie, mon Dieu à votre Dieu, c’est ma croyance contre la vôtre, et ainsi de suite. C’est pourquoi, en explorant les racines de la peur, il faut également creuser la question de la nature du processus de la pensée, car sans cette compréhension du mouvement de la pensée et de la nature de cette pensée, la compréhension de la peur et de son dépassement risque de nous échapper tout à fait.
La pensée et la peur sont liées, elles ne sont pas séparées. Qu’est-ce que la pensée ? En quoi consiste le processus de notre pensée, la nature même de la pensée — pas ce que je pense ou ne pense pas, mais l’acte même par lequel pense l’homme ? Assurément, c’est une réponse, une réaction de la mémoire, l’écho de l’expérience devenue savoir. L’homme a accumulé un vaste savoir ; cette accumulation est issue de l’expérience, stockée dans le cerveau sous forme de mémoire. Et la réponse de cette mémoire, c’est la pensée. Sans mémoire, il n’y aurait pas de processus de la pensée. Ce serait l’amnésie totale. Mais la pensée, étant basée sur le savoir, ne peut être que fragmentaire ; il ne peut y avoir de pensée complète, totale, puisqu’elle est la résultante du savoir, qui est stocké dans le cerveau ; or ce savoir, c’est le passé. C’est tout simple. La pensée est toujours limitée parce qu’elle est issue du savoir, et que le savoir, si vaste, si profond soit-il, est limité. On ne peut posséder le savoir absolu, la connaissance totale dans aucun domaine, quel qu’il soit.
La pensée, donc, est la réponse de la mémoire, et la mémoire est le produit du savoir, c’est-à-dire du passé, emmagasiné dans le cerveau. La pensée peut imaginer l’infini, l’illimité, mais elle reste limitée parce que, soit-elle même appliquée à penser l’illimité, la pensée reste limitée. C’est l’homme qui a créé Dieu, et a décrété son omnipotence, son universalité, son amour éternel, sa compassion — donnant à cette chose qu’il a créée certains attributs ; mais cette chose, c’est toujours le mouvement de la pensée, que ce Dieu appartienne à la religion hindoue, musulmane, chrétienne ou autre. Dans l’incapacité de résoudre ce problème de la peur, la pensée invente une entité, un agent extérieur — Dieu, l’autorité, le spécialiste, le psychanalyste, le prêtre, etc., etc.— pour m’aider à résoudre le problème. La pensée est limitée et, quelles que soient les circonstances, elle ne peut jamais être libre car elle est issue du connu. Le connu est toujours le passé, et reste par conséquent prisonnier de ses limites.
Quelle relation y a-t-il donc entre la pensée et la peur ? La peur, c’est le temps. Le temps c’est le mouvement. La pensée c’est le mouvement. La pensée, c’est le temps. N’acquiescez pas à mes propos ; je vous en prie, faites vous-même ce constat. Pour faire quelque chose, je dois penser, réfléchir, et ensuite j’agis. Le temps signifie le mouvement entre ici et là-bas, et la pensée est aussi un mouvement, qui part du connu, modifié par le présent, et qui se poursuit. C’est le même mouvement, c’est donc le temps. La pensée et le temps ne font qu’un, or nous disons que la peur est essentiellement de l’ordre du temps. On a peur de ce qui pourrait arriver demain, ou on craint que ce qui s’est déjà produit dans le passé ne risque de se répéter dans l’avenir. On a éprouvé une douleur physique enregistrée par la mémoire sous forme de souvenir,et voilà que la pensée dit : « J’espère que je ne vais pas subir à nouveau la même souffrance demain ». Ce genre d’évènement arrive quotidiennement. Ainsi, l’incident passé, douloureux ou agréable, est enregistré dans le cerveau. L’espoir de ne pas voir resurgir la douleur est une forme de peur.
La pensée et la peur sont donc étroitement liées. La racine de la peur est la nature de la pensée. La pensée engendre la peur. La peur de perdre, la peur de ne pas avoir la sécurité intérieure, la peur de la solitude, la peur de l’isolement, tout cela provient de la pensée. Si le temps sous forme de pensée est la racine de la peur, alors de quelle façon la pensée peut-elle prendre fin ? Ou plutôt, le cerveau peut-il ne pas enregistrer un incident qui est douloureux ou agréable ? Je suis sûr que, pour la plupart, vous avez déjà énormément souffert chez le dentiste. Cette douleur est enregistrée, et la pensée dit : « J’espère ne plus souffrir ». Il y a toujours cette appréhension de voir revenir la douleur. Pouvez-vous aller chez le dentiste, souffrir, et, dès que vous quittez le cabinet dentaire, mettre fin à cette souffrance, ne pas la perpétuer ? Avez-vous déjà essayé ?
Il est capital de saisir ce point. Ce qui constitue votre conscience, c’est son contenu, votre avidité, votre envie, vos expériences, votre nom, votre forme, vos souvenirs, vos croyances, vos angoisses, vos peines, vos opinions, vos jugements, vos valeurs — c’est cela et bien plus encore qui constitue votre conscience. Cette conscience est conditionnée. Et les actes issus de cette conscience ne peuvent mener qu’à la confusion, puisque le contenu est lui-même confus.
Ecouter, c’est tout un art. Où l’on met à contribution non seulement les oreilles, mais l’être tout entier, et où l’on écoute aussi le sens du mot, mais en plongeant bien au-delà de la signification du mot. Ecoutez à présent en y mettant une attention totale, sans vous forger une idée de ce que vous entendez. La communication, alors, n’est plus seulement verbale, elle est totale. Si vous me dites : « Je vous aime », j’écoute de toute mon attention, il y a communion totale. Ecoutez de même ce qui est dit ici, n’en faites pas une abstraction, une idée dont vous dites en l’entendant : « Bon, je réfléchirai à cette idée plus tard, une fois rentré chez moi. » Si vous écoutez de manière totale, alors vous verrez que le temps, qui n’est autre que la pensée, est l’essence de la peur.
Si la pensée engendre la peur, alors quelle place revient à la pensée dans l’action ? Si nous agissons mûs par la peur, ce qui est le cas pour la plupart des gens, alors cette action ne peut que susciter la confusion. Car la peur est une chose terrible : elle entraîne un retrait, un rétrécissement, et pas seulement physique : le repli est aussi intérieur, psychologique. Et quand l’action s’effectue sur ces bases, elle est inévitablement source de confusion, de conflit, de malheur. Il importe donc de découvrir si la peur peut prendre fin de manière définitive, absolue, afin que la délivrance de ces peurs psychologiques ne soit pas seulement occasionnelle, mais qu’il en soit fini d’elles de manière absolue. Si, psychologiquement, on est affranchi de la peur, alors il est très facile d’affronter la peur physique. Mais quand la peur psychologique est puissante et que la douleur physique apporte aussi sa propre peur, alors je suis en proie à la confusion totale.
Quelle est donc la juste place de la pensée si la peur est le résultat de la pensée ? Vous savez que le sens originel du mot « art » est : mettre chaque chose à sa juste place. Il faut donc trouver quelle est la juste place de la pensée. La pensée est nécessaire, mais elle doit rester à sa juste place, sinon elle prend le contrôle de tout le mouvement de la vie et devient source de formidable chaos, de malheur, de confusion, de division, parce qu’elle est limitée. Pouvons-nous déterminer complètement la place qui revient à la pensée ? A-t-elle sa place dans le domaine psychologique, ou seulement dans les activités quotidiennes, et pas du tout dans le champ psychologique ? Physiquement, nous avons besoin de sécurité, il nous faut des vêtements, de la nourriture, un toit. Tout le monde — pas seulement les gens aisés mais tous les êtres humains — doivent avoir de quoi manger, se vêtir, pouvoir être à l’abri. Ce qui s’y oppose, ce sont nos divisions, nationales, religieuses ou autres. La sécurité physique est une nécessité. Mais la sécurité psychologique nous est-elle nécessaire ? Ce mouvement de besoin d’une sécurité physique ne se serait-il pas insinué dans le domaine psychologique, prenant à son compte le discours selon lequel la sécurité psychologique est une nécessité ?
La sécurité psychologique existe-t-elle vraiment ? L’homme veut qu’elle existe, parce que c’est si épouvantable d’être dans la solitude, le vide, l’isolement total. Il affirme donc que la sécurité existe — du côté de la foi, du côté d’un rituel, ou de quelque concept, ou de Dieu ; il faut aussi qu’elle me soit garantie dans ma relation avec l’autre. On a besoin d’une sécurité physique, et ce mouvement s’est probablement infiltré dans la sphère psychologique et créé l’illusion qu’elle (la sphère psychologique) a cette même exigence de sécurité, et c’est ainsi qu’elle crée des concepts illusoires auxquels elle finit par s’attacher.
Tablant toujours sur une sécurité psychologique, nous nous rendons dépendants de l’autre ; mais quand on découvre qu’il n’y a de sécurité à attendre ni dans la croyance, ni en Dieu, ni dans cette dépendance à l’autre, cette perception même est l’intelligence. Et l’intelligence dit alors : « la pensée a sa juste place, une place nécessaire, mais elle n’a pas sa place dans le domaine psychologique ». Et de là découle un affranchissement complet, absolu par rapport à la peur.
Ne vous contentez pas de me croire sur parole, je vous en prie. Vous devez faire cette découverte vous-mêmes, parce que vivre dans la peur, c’est créer un monde monstrueux, des relations monstrueuses. Vous devez explorer à fond la peur, et l’abolition ultime de la peur, afin de faire entrer dans votre vie cette authenticité, pour que disparaisse l’angoisse, le sentiment de solitude, le sentiment de dépendance psychologique les uns par rapport aux autres. La prise de conscience, la perception de cette réalité, c’est l’intelligence. Et cette intelligence-là — et pas votre peur, et pas votre désir — est porteuse de sa propre action juste.
Nous devons également découvrir la relation existant entre la peur, le plaisir et la pensée. L’humanité, des temps les plus reculés jusqu’à l’époque actuelle, a toujours été en quête de plaisir sous une diversité de formes, de masques et de noms. C’est au nom du plaisir que l’homme est en quête de Dieu. L’homme, dans son insatisfaction, son mécontentement, est en proie au désespoir, il est à la recherche de quelque chose d’extraordinaire, en quête d’expérience mystique. J’ai vérifié récemment l’étymologie du mot : « mysticisme » signifie mystère. Dès qu’on élucide le mystère, il cesse d’en être un. Des quantités de gens écrivent des quantités de livres sur le mysticisme. Nous n’approfondirons pas la question en détail, mais, à y regarder de plus près, ce dont nous avons envie, c’est de distraction, d’amusement, nous voulons être libres, nous avons envie d’être stimulés, d’être encouragés. Tout ceci, c’est le mouvement du plaisir.
Pourquoi l’homme est-il lancé à la poursuite de cette chose extraordinaire qu’on appelle le plaisir ? Non que nous soyons contre le plaisir ; vous et moi sommes en trains d’explorer la question, donc on ne peut être ni pour ni contre. Qu’est-ce que le plaisir ? Est-il le fonctionnement, le mouvement des sens ? Le plaisir est-il une partie spécifique des sens, l’un d’entre eux, ou bien le plaisir est-il le mouvement global des sens ? Quand vous regardez une montagne, ou un bel arbre, les embrassez-vous seulement du regard, ou d’un mouvement total de tous vos sens ? Essayez d’abord de comprendre ma question, ensuite nous pourrons peut-être établir le contact. Fonctionnons-nous avec un, deux ou trois de nos sens, ou bien est-ce que nous fonctionnons, est-ce que nous opérons dans un élan global de tous nos sens ? Nos sens répondent-ils de manière fragmentaire, partielle, ou bien y a-t-il réponse totale des sens ? Je vous en prie, examinez cette question très attentivement : car en effet quand la réponse des sens est globale, totale, il n’y a point de mouvement qui soit de l’ordre du plaisir. C’est uniquement lorsqu’un des sens entre en jeu que l’on cherche à perpétuer le plaisir. Je vais approfondir très en détail cette question — si vous le voulez bien. Vous n’y avez sans doute jamais réfléchi ; vous êtes beaucoup trop savants, voilà la raison. Vous ne vous êtes jamais vraiment demandés de quelle façon vous observez une montagne, les arbres, votre femme, votre fille, votre fils ; comment on fait pour observer, non d’une manière partielle, fragmentaire, mais d’une manière totale, dans la coulée du flux global de vos sens. Car dans ce dernier cas, il n’y plus alors de centre axé sur la recherche spécifique d’un sens en particulier.
Certains moines en Inde — les sannyasis — qui mendient leur nourriture mélangent dans leur bol les différents aliments afin de ne sentir aucun goût spécifique, parce qu’un mets particulier déclenche une sensation de plaisir lié à son goût particulier et suscite le désir d’y goûter encore. Voyez l’intention : ils mélangent tout pour éviter l’incitation liée à un goût particulier. Si vous privilégiez un goût, un penchant particulier, alors vous cherchez à le perpétuer, la pensée cherche à le perpétuer, et cela devient alors du plaisir. Et vous dites alors : « Encore, encore, j’en veux encore. » Et cela devient une habitude, comme le sexe. Tout ceci est très curieux, si vous y regardez de plus près. Si l’on répond en mettant en jeu tous ses sens, alors il n’y a pas de place pour que la pensée vienne s’immiscer et dire : « Ce plaisir spécifique, il me le faut ».
Faites-vous l’expérience en ce moment même, tandis que nous parlons ? Regardez les montagnes, ou les arbres, ou votre petite amie, votre femme, votre époux, et observez de tous vos sens, c’est-à-dire avec toute votre attention, votre tendresse, votre affection. Regardez vraiment. Alors vous verrez qu’aucun fragment ne s’interpose — fragment qui serait la pensée venue dire : « Ce plaisir spécifique, il faut que je le perpétue ».
Quelle est la juste place du plaisir ? Nous posons la question. Quelle relation y a-t-il entre le plaisir et la pensée, et entre la pensée et la peur ? Dans les deux cas, c’est le même mouvement.Si vous recherchez le plaisir tout en vous l’interdisant, vous vous sentez frustré. Alors, en raison de cette frustration, vous êtes angoissé, vous avez peur. Ce sont donc les deux faces d’une même médaille. Prenez-en conscience, je vous en prie. Ce sont les deux faces de la même médaille humaine. Or toutes les religions ont prescrit l’abstinence — sexuelle ou autre. J’ignore si vous avez remarqué que les moines drapés dans leurs robes ne regardent jamais rien, ni une femme ni quoi que ce soit d’autre, parce qu’ils cherchent à éviter toute forme de prétendue distraction susceptible d’être agréable, pour n’être attentifs qu’au seul service de Dieu. Ce qui revient à fermer les yeux sur tout le reste et être consumé intérieurement par toutes sortes d’appétits — de plaisirs de toute nature, sexuelle ou autre. Comme dans le cas de la douleur et de la peur, le plaisir est la réponse de la pensée.
Alors, est-il possible d’observer, de contempler la beauté d’une montagne, la splendeur d’un bel arbre au milieu d’un champ isolé ¬observer seulement, sans enregistrer ? Dès qu’on enregistre, la pensée entre en jeu. Quand vous contemplez une montagne avec tous vos sens en éveil, c’est la félicité. Il y a une immense joie à poser le regard sur une merveilleuse cathédrale, une architecture splendide, un bel arbre, ou une personne, ou l’infini du ciel, ou quand on aperçoit l’étoile du berger. Mais dès que la pensée entre en jeu, enregistre, et dit : « Encore, encore », tout cela se mue en plaisir. Et lorsqu’il n’est pas satisfait, vous vous sentez frustré.
Notre conscience est faite de tout cela - ce sentiment immense d’isolement, de solitude, de désespoir, de dépression et d’exaltation, d’aspirations, d’angoisses, de peur, de plaisir, et de l’énorme fardeau de la souffrance. Telle est notre vie, telle est notre conscience ; et c’est sur la base de cette conscience que nous agissons. Et c’est pourquoi, notre conscience étant en proie à la confusion, aux contradictions, aux conflits perpétuels, toutes ’nos actions sont inévitablement source de confusion. Et c’est cela même que nous avons suscité dans le monde qui nous environne. Il suffit qu’un petit noyau d’entre nous, quelques-uns, le perçoivent et disent : « Eh bien nous allons créer à l’intérieur de nous un monde différent », et notre monde alors sera merveilleux. Mais personne n’est prêt à aller aussi loin. Nous faisons des compromis - avec nos désirs, pas avec le monde.
Si vous ne comprenez pas cela de façon très claire, alors la méditation n’a aucun sens. Le propos, ici, est d’instaurer l’ordre - ce qui ne signifie pas inventer l’ordre, en disant : « Je veux faire ceci, je refuse de faire cela, je me plierai à la discipline ». Toute cette exploration du mouvement de l’authenticité dans toute son ampleur, ce sens de la grandeur, ce sens réel du sacré, a pour but d’instaurer l’ordre au sein de notre vie, de notre vie quotidienne, de nos relations, de nos actions. C’est là, sans aucun conteste, le fondement de notre vie. A partir de là, nous pouvons avancer, car c’est une base solide, stable, absolument indestructible ; comme un rocher au milieu d’un immense fleuve. Et cette chose est l’authenticité, et c’est de là que naît l’action.
Extrait du bulletin n°70 de l’ACK.
Krishnamurti à Ojai le 14 avril 1979.
Traduction en français extraite du bulletin de l’ACK n° 70 - Premier bulletin 1996 (1996).