Article de Robyn GRANQUIST Etudiante à Brockwood Park, publié en 1972 dans le bulletin n°13 de l’ACK
« Le but de l’éducation est d’amener de justes rapports, non seulement entre les individus, mais aussi entre l’individu et la société, et c’est pourquoi il est essentiel qu’avant toute chose, l’éducation aide l’individu à comprendre ses propres processus psychologiques. L’intelligence consiste à se comprendre soi-même et à s’élever au-dessus et au-delà de soi-même ; mais il ne peut y avoir d’intelligence tant qu’il y a de la peur. Celle-ci pervertit l’intelligence et est une des causes de notre action autocentrique. L’éducation juste doit approfondir cette question de la peur, parce que celle-ci dénature toute notre vision de la vie. Etre sans peur est le commencement de la sagesse, et seule une éducation juste peut instaurer cette libération de la peur qui comprend toute intelligence profonde et créatrice. »
Krishnamurti
Je ne suis à Brockwood que depuis six mois environ et je commence à comprendre ce que l’on recherche ici. Il m’a fallu six mois pour me rendre compte que l’âme de cette maison défie toute analyse. A Brockwood, rien de statique — sa vérité est dans son mouvement — et ce mouvement ne peut être figé par des mots qui définissent et qui séparent et fixent un moment du temps, une phase de développement, pour le présenter comme étant la réalité, alors que chaque instant, faisant partie d’un courant mouvant, n’a de réalité que dans ses rapports avec ce courant. C’est donc dans la plus grande incertitude que je me mets à écrire. Suis-je capable d’utiliser des mots sans pour cela détruire ? Ai-je vraiment la connaissance de ce dont il s’agit dans cette maison ? Il est peut-être impossible d’exprimer ce qui se passe ici pour celui qui n’y vit pas ? Les questions demeurent des questions sans réponse mais plutôt que de me laisser paralyser par l’incertitude, je vais m’y essayer. Cependant, ne l’oubliez pas, je ne suis qu’une entre cinquante-cinq personnes qui constituent cette école, et chacune d’entre elles, si elle devait écrire un essai tel que celui-ci, produirait quelque chose d’entièrement unique et individuel. Car il n’y a pas de réalité objective à Brockwood. Une minute cette école paraît nettement être une chose et l’instant d’après quelque chose d’entièrement différent. Ce que l’on perçoit dépend des yeux qui perçoivent et de la partie de soi-même qui regarde.
La chose que nous partageons tous ici c’est l’intérêt personnel que nous portons, s’agissant d’enfants plus jeunes, l’intérêt que portent leurs parents, à tout ce qu’implique pour l’individu le message de Krishnamurti. J’éprouve parfois une certaine difficulté à parler des rapports existant entre Krishnamurti et Brockwood, car la plupart des gens réagissent en sautant sur la conclusion que Krishnamurti n’est qu’un parmi les nouveaux gourous qui sont à la mode de nos jours et qu’ici à Brockwood nous nous adonnons à un culte quasi religieux, le culte des adorateurs de Krishnamurti. A partir de telles conclusions Brockwood, ses habitants et ce qui s’élabore ici, tout est rayé de leur esprit. Ce rejet, toutefois, est fondé sur des préjugés courants et sur de fausses hypothèses plutôt que sur des faits. Si l’on veut y regarder de près et avec un certain sérieux, Brockwood ne peut être rejeté si légèrement. Car ce qui est tenté ici, ce qui s’accomplit est unique.
Krishnamurti a dit absolument clairement qu’il ne veut pas de disciples, de ceux qui acceptent ce qu’il dit comme une croyance, par un acte de. foi, se dérobant ainsi à l’acte essentiel, la confrontation avec soi-même. Son sujet de préoccupation constant est de voir l’individu libéré du servage psychologique intérieur, qui engendre et qui résulte des névroses et des conflits.
C’est cette confrontation qui nous intéresse à Brockwood, comprendre le fonctionnement de cette servitude inté rieure avec une clarté grâce à laquelle nous pourrons nous extraire des réactions qui nous lient, qui nous entravent. Cette croissance, cette connaissance, cette humanisation ne peuvent venir pour chacun que de lui-même. Autrement il n’y a pas de changement fondamental.
L’accueil de Brockwood est radicalement autre que celui de la plupart des écoles où l’étudiant est motivé vers l’action par l’esprit de concurrence, l’espoir d’une récompense, la crainte d’une sanction. Ces systèmes imprègnent l’étudiant de motivations externes, ce qui a pour résultat de rendre l’être humain incapable d’apprendre à fonctionner avec une sensitivité et un intérêt authentiques. Faute, dans l’enfance, d’un enseignement profond et global, le centre autour duquel la personnalité devra se structurer dans les années à venir sera un centre de conflit. L’enseignement qui vise la connaissance de soi, exige une clarté, qui a malheureusement été voilée pendant des années d’éducation faussée. Ceci est un fait évident.
On pense à une école devant fonctionner à partir du principe que chacun a un esprit sérieux et le sentiment d’une responsabilité vis-à-vis de lui-même et dans ses rapports avec les autres ; c’est plus facile à dire qu’à mettre en pratique. Brockwood ne se propose pas d’être et n’est pas une utopie. C’est plutôt un ensemble d’individus, chacun apportant avec lui son ou ses univers, ses conditionnements et qui constitue non pas une utopie mais le microcosme d’une société dont la peur, la violence intérieure et les évasions n’en sont certes pas absentes. Mais si l’individu se rebelle superficiellement contre l’école pour ce qu’elle n’est pas (chose que nous avons tous faite à un moment ou à un autre et certains le font encore) est chose infantile, car l’élan et l’état de « Qui vive » qui règnent ici s’adressent à notre façon de réagir à chaque situation donnée. Le fait même qu’il est dans nos habitudes de chercher au-dehors de nous la cause d’un état que nous nommons « mauvais » est un prolongement de notre conditionnement. C’est une évasion devant notre propre inaction. La question fondamentale, quand on se demande ce que Brockwood peut être ou ne pas être, c’est l’action ou l’inaction de chaque individu. Inutile de montrer un autre du doigt, car la question est simplement celle-ci : « Est-ce que, moi, je consacre tout ce que je suis à ma propre libération et ce faisant est-ce que j’apprends à connaître le sens profond de cette école ? » Par cette question, mon attention, qui habituellement se tourne vers l’extérieur et se dirige ailleurs que vers ma propre confusion, s’oriente vers le dedans. C’est sur moi que le doigt est pointé.
Ai-je, moi, le courage et la passion de voir ce qui est en moi, de le voir simplement et clairement sans passer aucun jugement sur ce que je vois ?
Ai-je, moi, la clarté qu’il me faut pour dégager les mécanismes de l’asservissement intérieur, pour me dégager de cet asservissement par l’action ?
Puis-je me libérer suffisamment de mon absorption en moi-même afin d’avoir le souci des autres, de vivre dans une communauté avec sensitivité et intelligence ?
C’est grâce à des questions comme celles-ci (qui tiennent le premier plan pour certains et l’arrière-plan pour d’autres) que la vie quotidienne à Brockwood peut devenir un champ d’action et d’exploration. Car ici il y a d’innombrables occasions d’explorer à tous les niveaux. Nous vivons ensemble dans une maison vaste et raffinée qui fait partie d’une propriété de 39 acres (environ 20 ha) dans la beauté et la paix des champs vallonnés et verdoyants du Hamp-shire — à tout prendre entourage harmonieux.
Au sein de l’école le programme des cours et de nos activités nous assure une journée bien remplie. Beaucoup de choses sont offertes à l’étudiant, beaucoup d’orientations le sollicitent s’il s’y intéresse : les mathématiques, les sciences naturelles et la biologie humaine, la physique, la chimie, la botanique et la zoologie, l’anglais, la littérature, les langues (français, allemand, espagnol, latin et grec), le jardinage, l’histoire, la géographie, la menuiserie, la couture, la poterie, les danses folkloriques, l’art, la photographie, un théâtre-artisan entièrement improvisé, composition musicale et sculpture métallique.
Le fait que, à l’exception de quelques professeurs venant de l’extérieur, nous vivons tous ensemble et prenons part à l’univers que constituent cette maison et tout ce qui s’y passe, abat beaucoup de murs de séparation. Ceci nous permet d’entretenir des rapports d’être humain à être humain, sans l’intervention de rôles d’autorité comme il en existe d’enseignant à élève ou d’adulte à adolescent. Il y a ici la possibilité d’une compréhension plus profonde des rapports existant entre des domaines habituellement compartimentés. Pendant les cours eux-mêmes, l’enseignant et l’étudiant tentent d’aborder le sujet en question non pas d’un point de vue étroit, spécialisé et dépourvu de tout aspect humain, mais dans un esprit ouvert à toutes les relations régnant entre les choses. Ce qui, dans toute autre école serait un ensemble d’univers isolés de vie intellectuelle, artistique, travaux pratiques, récréation et vie sociale, devient à Brockwood un ensemble d’éléments étroitement reliés entre eux et à notre vie. Par exemple, nous avons des repas végétariens particulièrement excellents trois fois par jour, mais ils ne nous viennent pas grâce à une activité mystérieuse. Presque tout ce que nous mangeons pousse dans notre jardin, et à part les cours de jardinage réservés à ceux qui s’y intéressent particulièrement, les étudiants sont libres de venir travailler dans le jardin quand ils en ont envie. Les aliments sont préparés avec soin et amour à la cuisine, laquelle ne pourrait pas fonctionner sans une aide volontaire qui est toujours disponible quand cela s’avère nécessaire. Chacun aide à débarrasser la table, à laver et essuyer la vaisselle.
Chaque étudiant est chargé d’une tâche (vidage des poubelles, entretien de la piscine, etc.), mais en dehors de ceci toute aide est volontaire. Par moment, il semble s’installer un certain laisser-aller, les tasses à thé semblent parsemées dans le paysage, dans le découragement général il sera question de travail par roulement et autorité. Mais nous nous efforçons de nous passer de règles et de règlements ; ceux-ci ne sont nécessaires que quand les gens sont aveugles quant à leurs responsabilités et ne sont pas sensibles aux besoins des autres.
Vivre en communauté est une éducation en soi. On ne peut entièrement lâcher la bride au tout puissant ego, si enclin à l’indulgence vis-à-vis de soi, il en résulterait des conflits et un chaos effroyables. C’est une excellente façon de s’initier à une certaine sensitivité à l’égard d’autrui, parce que pour peu que l’on ait l’esprit ouvert il s’avère bien vite que cette sensitivité est indispensable s’il s’agit de vivre avec les autres sainement. Mais l’ego a la vie dure et nous avons tous notre part d’égoïsme individuel. Il sommeille en chacun de nous et il y en a qui s’aveuglent volontairement aussi longtemps que possible. Mais cet aveuglement est difficile à défendre quand d’autres ont le souci de nous suivre et de nous mettre en face de nous-mêmes.
L’atmosphère est ici chaleureuse et dépourvue de cérémonies, mais pas au point de tomber dans le désordre. Etant américaine, et à cause de ce conditionnement, accoutumée à un laisser-aller frisant le chaos chez les jeunes, le sentiment de l’ordre, l’attention qu’on y porte ici sont choses tout à fait nouvelles pour moi. L’esprit à Brockwood n’est pas que certains points choisis sont de toute première importance et que le reste est négligeable et indigne d’intérêt. Plutôt l’idée est que tout a son importance et qu’on ne peut pas à volonté ouvrir et fermer le robinet de sensitivité. C’est une qualité de l’attention que l’on porte à sa vie tout entière. Grâce à cette attention nous prenons conscience de ce que nos actions sont des expressions de nous-mêmes et elles constituent un enseignement. Quand je parle de l’ordre que je ressens ici, il ne s’agit pas d’un ordre issu d’une réglementation ou d’une enrégimentation, mais plutôt d’un sentiment des proportions relatives, prolongement d’une compréhension profonde. Car le désordre extérieur est, la plupart du temps, une extension du conflit et du désordre intérieurs. C’est ainsi qu’en observant tout simplement notre façon de marcher, de parler, de manger et de vivre, nous pouvons apprendre, et nous apprenons bien des choses. La sensitivité à l’égard des autres entraîne la sensitivité à l’égard de soi-même d’où découle un certain ordre intérieur et extérieur.
Je ne puis présenter un tableau net et défini de Brockwood. Nous n’avançons pas avec une intensité et un effort réguliers vers un but arrêté. Les choses ne sont pas si simples. Certains d’entre nous, apercevant la portée de notre tentative et tout ce qu’elle implique, relèvent ce qui est en quelque sorte un défi ; les enfants vivent leur vie, apprennent sans tomber dans le piège des idées qui ne sont que des abstractions de la réalité, d’autres ont besoin d’une autorité extérieure et ne parviennent pas à se dégager d’un état de révolte superficielle ; d’autres, plus âgés, portent incrusté en eux le résultat de nombreuses années de peur et de conditionnement, engagés dans une lutte contre un ennemi écrasant et invisible, ils font des efforts aveugles, ayant peine à être honnêtes avec eux-mêmes, cherchant un recoin où cacher leur détresse... on pourrait allonger la liste.
Mais ici il y a un mouvement, un souffle. Je le sens autour de moi et en moi. Chez d’autres je sens des questions qui lentement font surface. Je sens un labeur attentif et dur, je sens ses fruits. Je subis une révolution intérieure.
Brockwood est un lieu unique. D’une part c’est un microcosme, réduction du monde entier, de la totalité de l’expérience humaine avec les craintes et les frontières qui lui donnent sa forme ; d’autre part, c’est un oasis dans le désert, un lieu où on est nourri dans une liberté, une chaleur et une profondeur réelles et très spéciales. C’est un lieu où l’on peut apprendre à aller au-devant de la vie.
Article extrait du bulletin anglais n° 14. Copyright © Krishnamurti Foundation, Londres, 1972.