J.Krishnamurti
Les Presses du Chatelet - Mars 2016
« L’action juste n’est possible que lorsque l’esprit est silencieux, et qu’il s’opère une vision de “ce qui est”. L’action qui découle de cette vision est débarrassée du passé, de la pensée et de la causalité. ».
Dans cette série de conférences inédites données en 1966 à Paris et Saanen, Krishnamurti rappelle que le chaos du monde n’est que la projection du chaos régnant dans chaque individu.
La pratique de la méditation peut opérer une profonde transformation de l’esprit. Quand le mental se calme, que l’esprit est dénué de « moi », sans vision ni images, il n’y a en lui plus de mémoire, plus de mouvement. Alors un intense foyer d’énergie se fait jour, creuset d’une réelle mutation.
Un penseur d’une liberté et d’une envergure hors du commun. Plus que jamais d’actualité.
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Le contenu de ce livre a été publié à l’origine :
dans les Collected Works de J.Krishnamurti en 1991 - Volume 4 - Copyrights de KFA
Ces causeries données par Krishnamurti à Londres
et à Paris en 1966 sont plus que jamais d’actualité.
En 2015, le monde a été encore une fois confronté à
tous les périls : extrémisme, terrorisme, drames écologiques,
guerre économique et guerre de religion.
Cet état de fait nous indique la nécessité d’une
transformation globale de nos sociétés. Comme le
souligne Krishnamurti, c’est en commençant par soi-même,
par une mutation individuelle, que la planète
peut redevenir un endroit vivable. En effet, tout est lié.
Les temps de cette transformation sont venus puisque
c’est du chaos, qui signifie en grec « faille », « béance »,
que naît l’ordre. Non un ordre imposé, un ordre qui
naît de l’intérieur, sans effort, mais pas sans exigence.
Il y a peu de chances qu’en restant vautrés devant
nos écrans, dans un repli apeuré sur nous-mêmes,
nous sortions de l’abîme dans lequel nous sommes
plongés. Heureusement, les images des écrans en
cachent d’autres, vitales, à découvrir.
Nous fûmes si souvent trompés que nous avons
cessé de croire que découvrir est toujours possible. La
peur nous a paralysés. Résignés, nous sommes devenus
les ombres de nous-mêmes. Plus de souffle, plus
de désir autre qu’imposé.
Mais de quoi faut-il encore avoir peur ? De quel
colosse aux pieds d’argile ? Les puissances qui semblent
invulnérables sont souvent édifiées sur des bases fragiles.
Ce qui les maintient, c’est justement la crainte
qu’elles font naître chez autrui. La peur fait partie des
grands thèmes abordés par Krishnamurti.
Depuis toujours, les humains ont éprouvé ce
besoin essentiel de donner un sens à leur vie, d’être
portés par des idéaux. Mais les idéaux, dans nos sociétés
contemporaines, ont été détournés : tuer au nom
du jihad pour les uns, consommer à outrance pour les
autres.
Il y a méprise : le jihad est à l’origine une guerre
intérieure, une guerre menée à soi-même sur le
chemin de Dieu. Quant au vrai désir, il a peu de
chance de trouver durablement satisfaction dans les
propositions des grandes surfaces et autres Disneyland.
Face à ce vide de nos sociétés occidentales, qui
favorise la percée de l’islam, certains adhèrent à des
sectes qui se révéleront n’être que des exutoires temporaires
à cette crise de sens.
Nous vivons une époque où les idéaux deviennent
vite politiques. Mais il existe, dans divers pays du
monde, des jeunes, ces nouvelles générations en passe
de prendre la relève, qui sont doués d’une conscience
et d’une liberté. Ils sont à l’origine d’initiatives silencieuses
mais non moins efficaces, telle la mise en
oeuvre de solutions fondées sur des ressources locales et
renouvelables, ou encore une éducation donnée à leurs
enfants dans le respect des autres et des différences.
L’éducateur qu’était Krishnamurti, fondateur de
plusieurs écoles à visée holistique, serait peut-être rasséréné,
se sentant mieux compris qu’en 1966.
Cette année-là, il s’inquiète. Cela fait plus de trente
ans qu’il parle à des auditoires toujours plus nombreux,
et pourtant il ne voit aucune transformation.
Selon lui, sa parole inspirée et libre doit avoir un
effet transformateur immédiat. Or, il n’en est rien.
Les jeunes de cette époque, en révolte contre leur
société, sont certes attirés par sa personnalité hors
normes. Ils viennent nombreux l’écouter mais, le
plus souvent, finissent par se rallier à des gourous
moins exigeants.
L’attention entière, celle d’un esprit sans barrières,
à sa parole, aux mouvements subtils et changeants
à chaque instant, lot du processus de la vie,
intérieure et extérieure, leur demandait sans doute une
trop grande rigueur.
Cette année-là, Krishnamurti, déçu, ira jusqu’à
remettre en question la fondation qu’il a créée et
qui, entre autres, organise ses conférences. Et il se
demande qui sera capable de prendre des responsabilités
après sa mort.
« Ce grand maître à penser qui, en public, parlait
avec passion de l’esprit libre de tout conflit, de toute
pression, posait des questions qui exerçaient sur ses
proches collaborateurs une pression formidable. Ce
n’est qu’au bout de plusieurs années que nous devions
comprendre la nature de ces questions, et l’énergie
engendrée par une écoute profonde et par leur
maintien dans notre conscience » D’après ce témoignage,
la compréhension ne serait pas immédiate.
Elle demanderait un temps d’intégration. À supposer
qu’elle advienne, elle résulterait d’un décalage dans le
temps.
Alors qu’elle se promenait comme elle le faisait
souvent avec Krishnaji, Pupul Jayakar lui demanda
un jour pourquoi certains pouvaient suivre son enseignement
jusqu’à un certain point et pas au-delà.
L’air préoccupé, il répond d’abord : « C’est ainsi. »
Après s’être éloigné un moment, il revient pour ajouter
qu’il manque à l’homme « une énergie capable de
dépasser les conflits, et d’observer une discipline
de vigilante attention et de total renoncement à
soi-même1 ».
Qu’il y ait une violence fondamentale et peut-être
même une jouissance à tuer, nul ne le niera. Krishnamurti,
le premier, nous dit : « Depuis cinq mille
cinq cents ans, il y aurait eu quinze mille guerres
– en moyenne deux guerres et demie par an. Ainsi
sommes-nous toujours en conflit au-dehors et audedans.
Nos vies sont un champ de bataille. »
Mais il nous dit aussi que cette extraordinaire énergie
peut muter, à savoir servir d’autres fins. Encore
une fois, les temps sont mûrs pour cela.
Avec une infinie patience, Krishnamurti revenait
inlassablement sur les mêmes thèmes. Inlassablement,
mais chaque fois différemment, parce qu’il était doué
d’une parole vivante et que la vie, changeant à chaque
instant, ne s’attarde pas à hier. Lui-même nous
conseille de ne jamais rester immobiles, d’avancer ou
de reculer, mais de ne surtout pas nous figer.
Aujourd’hui, beaucoup ont pris conscience du fait
que cette énergie dont parle Krishnamurti est donnée
à profusion et qu’ils peuvent la capter, s’en servir.
Face à l’inanité du monde contemporain, une ouverture
de l’esprit s’est faite, celle-là même qui prépare le
monde de demain.
Il ne s’agit en fait que d’attention et d’intention.
Et non plus de cette révolte infantile et stérile contre
la société.
L’attention est justement au coeur des pages que
vous allez lire et au coeur de la méditation dont Krishnamurti
nous parle abondamment. De nos jours, le
mot est galvaudé. Fleurissent les écoles, les stages, les
techniques. Ils ont le mérite d’apaiser pour un temps
l’esprit mais, en aucun cas, sauf miracle, d’opérer cette
profonde transformation évoquée par Krishnamurti.
La vraie transformation naît de la connaissance
et de la compréhension de soi, comme nous l’ont
rappelé un grand nombre de penseurs au cours des
siècles, chacun y allant de sa propre méthode.
Avec Krishnamurti, la « méthode » a une autre
saveur. Une saveur goûtée entre autres par son
amie Doris Pratt1, qui avait organisé ses causeries à
Londres. « Méditant le matin, il fait descendre sur la
maison une paix intense que même un rhinocéros
comme moi arrive à percevoir », confiait-elle.
Revenir à l’origine de la pensée ou méditer, c’est
vider l’esprit du connu, d’où l’un des titres phare de
Krishnamurti : Se libérer du connu2. Il existe de nombreuses
formes de méditation où il est demandé de
se concentrer, de se fixer sur un objet, une idée, un
symbole. Le but consiste alors à dépasser le quotidien
pour découvrir une conscience élargie, des états de
conscience non ordinaires.
1. Voir sur YouTube : « Jiddu Krishnamurti-Doris Pratt. »
2. Stock, 1977 ; rééd. 2012.
Et pour y parvenir, les adeptes de ce type de
pratique sont prêts à faire des efforts : suivre un
maître, répéter des mots, des litanies ou des mantras1.
Il en résulte en général un apaisement temporaire,
comme celui que peuvent procurer les drogues
qui rendent plus sensitifs et font parfois surgir des
visions, ou celui que peuvent notamment apporter les
techniques de l’hypnose. Autant de stimulants inutiles
et qui ne font qu’endormir et enténébrer l’esprit,
selon Krishnamurti.
Mais il arrive parfois que la répétition puisse fonctionner.
Pour s’en convaincre, on lira ou relira par
exemple l’errance de ce pèlerin anonyme2 dans la
Russie du xixe siècle. Il a pour seul bagage la prière
extatique « Seigneur Jésus-Christ, ayez pitié de moi »,
prière du coeur qui prend sa source dans les conseils
spirituels de saint Paul. Son ardeur sera récompensée
par la paix et l’amour qui l’emplissent. Il aura connu
dans les débuts l’effort et la fatigue, avant que « les
choses » n’adviennent.
Ne nous méprenons pas sur ce que dit Krishnamurti,
pour qui c’est seulement quand n’interviennent
ni l’effort, ni la discipline, ni toutes ces images créées
par l’observateur (celui qui observe l’observé), que la
méditation peut surgir.
1. Dans la terminologie bouddhique, la racine du mot mantra aurait
pour signifi cation « ce qui protège l’esprit ».
2. L’original en russe, ou une copie, fut longtemps présent au
monastère du mont Athos en Grèce au xixe siècle. Il fut publié pour
la première fois à Kazan en 1884, sous le titre russe de Récit candide
d’un pèlerin à son père spirituel. Il est disponible en français :
Récit d’un pèlerin russe, Seuil, 1999.
Ce qu’il demande est d’une haute exigence. Ce
n’est pas une occupation pour seniors à la retraite se
demandant comment occuper leur temps. Cela ne
dépend pas d’un lieu particulier. L’état en question
peut aussi bien se déployer en marchant, en faisant la
vaisselle, ou lors d’un trajet en autobus ou en métro.
En fait, il n’a rien de mystérieux. Le mystère est
bien au-delà. Il surgit lorsque n’interviennent plus
nos images, lorsque nous sommes dans une observation
(ou une conscience) sans choix.
Grâce à cet état, nous pouvons voir, sentir,
comprendre et donc agir. L’action juste découle d’un
esprit complètement silencieux et non d’un esprit
envahi par nos idées et nos croyances.
Il faut sans doute passer par cette observation,
sans choix, dans une très grande qualité d’attention,
pour comprendre à quel point tous les choix
sont conflictuels et contradictoires. Seuls les esprits
confus demandent et cherchent des explications.
L’esprit clair a compris, et cette compréhension lui
apporte une grande liberté.
Comme le souligne Krishnamurti, revenir à l’origine
de la pensée, à ce point de l’esprit d’où elle
surgit, n’est pas réservé à quelques êtres rares, mais
appartient à tout un chacun. À condition de vouloir
remonter le courant jusqu’à son lieu d’origine,
comme le font les saumons et les anguilles.
Vivre en conscience, c’est cesser de proclamer que l’on
désire la paix sans cesser pour autant de faire la guerre.
Guerre à soi ou guerre aux autres, c’est la même chose.
Bien sûr, nous cherchons tous à retrouver l’âge
d’or1. Cette idéalisation est devenue un lieu commun,
1. Mythe qui apparaît essentiellement dans la mythologie grecque
puis romaine.
L’ORIGINE DE LA PENSÉE
un rêve partagé mais dépourvu de substance. Nous
savons pourtant que seule une harmonie universelle
nous sortira du chaos actuel. Le rêve déçu des générations
des années 1970 aura servi d’exemple aux jeunes
générations, qui tissent désormais dans l’ombre cette
harmonie, grâce à une myriade d’actions silencieuses
nées de leur nouvelle conscience.
Ainsi, Krishnamurti, l’un des maîtres spirituels les
plus médiatisés de la planète, n’aura pas parlé en vain.
Sa pensée irrigue toujours le monde à venir.
Isabelle Clerc
1. Pupul Jayakar, Krishnamurti. Sa vie, son oeuvre, Belfond, coll.
« L’Âge du Verseau », 1989 ; rééd. sous le titre Krishnamurti, une vie,
Presses du Châtelet, 2010.