Lorsque vous observez une chose sans le moindre mouvement de la pensée, le moindre geste visant à modifier cette chose, ou à la transcender, mais que vous portez simplement sur elle un regard attentif, sans orientation ni mobile particuliers, alors l’objet de cette observation en est profondément modifié. Etes-vous capable d’observer la peur de cette façon-là ?
En règle générale, nous avons peur de faire usage de la raison, de penser de manière claire et lucide, et non émotionnelle, de penser autrement qu’à partir d’un centre — qu’il se situe hors de nous ou en nous-mêmes. Penser lucidement suppose qu’il n’y ait pas de centre à partir duquel s’organise le fonctionnement de notre pensée. Cette question mérite, je crois, d’être creusée.
La plupart d’entre nous ont une ligne de pensée bien déterminée. Si vous êtes spécialisé, votre pensée suit certains sillons tout tracés ; si vous adhérez à une religion, à une structure idéologique donnée, cela conditionne votre pensée. C’est ainsi que nous perdons notre capacité de raisonnement. La raison suppose une certaine capacité à faire preuve de scepticisme, à douter, à ne pas être prêt à admettre tout ce qui émane des psychologues, des professeurs ou des livres sacrés. Il n’y a pas de livres sacrés : ce ne sont que des ouvrages imprimés, comme les autres livres, mais nous leur accordons de l’importance en raison de leur ancienneté. Il sont, nous dit-on, l’expression de saints ou d’un maître spirituel, c’est pourquoi nous attribuons à ces mots imprimés une énorme importance, ce qui revient à être assujetti au langage. Lorsque nous sommes sous l’emprise du langage, nous sommes incapables de raisonner convenablement, sainement. Il est tout à fait impossible de raisonner logiquement si l’on est au service d’une croyance ou d’une idéologie particulières, car si l’on se consacre ou s’identifie à l’une ou à l’autre, on tourne en rond dans le cercle fermé de cette idéologie ou de cette croyance : on ne pense pas de manière profonde, pleine et entière. Nous croyons que la pensée, la raison, c’est quelque chose d’intellectuel — et nous rejetons tout ce qui est d’ordre intellectuel, c’est dans l’air du temps ! Nous avons pourtant besoin de cette capacité à raisonner, qui suppose d’être capable de douter, de faire preuve d’esprit critique, d’être dégagé de toute autorité, y compris celle de l’orateur — surtout celle de l’orateur, qui s’exprime avec passion sur ces questions, ce qui peut éventuellement vous influencer. Ne soyez pas influençables, pensez de façon claire, lucide, autonome. Pour penser clairement, il faut n’avoir ni motif, ni objectif, ni orientation préalables. Si vous avez un motif, votre pensée passe sous son contrôle. Il en va de même si vous avez un objectif, un but, une orientation donnés : certes, vous pouvez penser de manière logique, raisonnable à certains égards, mais votre pensée fonctionne cependant dans un cadre conditionné et étriqué. Or, je l’ai déjà dit, l’orateur est sans importance. Ici, nous regardons en face ce que nous sommes, ce que sont nos activités, nos croyances, nos plaisirs, et l’ensemble du problème de l’existence, nous nous tendons un miroir. Le miroir est objectif : si c’est un miroir fiable, clair et limpide, il renvoie un reflet fidèle de votre visage. Nous sommes ici en train d’explorer ensemble, de plonger ensemble au cÏur des problèmes ordinaires de notre vie quotidienne. Si ce point n’est pas clairement, fermement établi, nous ne pouvons pas aller plus loin : cela reviendrait à bâtir une maison sur le sable. Nous nous interpellons nous-mêmes, nous nous posons la question de savoir si nous pensons de manière logique, raisonnable, et donc saine, ou si au contraire notre pensée est illusoire, et fondée sur des croyances, des idéaux, ou des expériences passées. Dans ce cas, nous ne pouvons rien découvrir de neuf.
Toutes nos activités se fondent sur la pensée. Que ce soit dans la construction d’un splendide édifice, dans la réalisation de formidables prouesses technologiques ou dans nos relations interpersonnelles, chacune de nos actions est ancrée dans la pensée. Et la pensée, quelles que soient les circonstances, est toujours limitée, car elle est issue du savoir, c’est-à-dire du passé. La pensée nous rend donc tributaires du temps. Les choses sont dites ici en toute clarté, en anglais ordinaire et courant, et non pas dans un jargon de circonstance. La pensée, donc, nous rend tributaires du temps, autrement dit du passé ; elle est le résultat, l’écho du savoir, des souvenirs emmagasinés dans la mémoire, stockés dans le cerveau. C’est une évidence. Pensez par vous-mêmes, constatez par vous-mêmes — et les choses deviennent très claires. Sans être des spécialistes du cerveau, nous sommes néanmoins capables de voir que le cerveau est un instrument très ancien, un très, très vieil outil, conditionné par l’enregistrement d’une succession de dangers, de plaisirs, de peurs, etc. La pensée, c’est donc le mouvement du temps, elle n’est autre qu’un processus de mesure : « Je vais devenir meilleur. Je crois être ceci, mais demain je vais me transformer, devenir autre. » Tout cela procède de la mesure. Les notions de plus et de moins, de profondeur et de hauteur, de vertical et d’horizontal, relèvent toutes de ce processus de mesure. Toute mesure implique une comparaison. Chacun d’entre nous ou presque se compare à autrui : on se compare toujours à quelque chose de plus grand — jamais aux plus dépourvus que nous, mais à ceux qui sont d’un rang supérieur, ou dotés d’un intellect supérieur. La pensée est limitée en toutes circonstances : c’est un processus visant à mesurer, elle n’est donc jamais libre.
Chacune de nos actions se fonde sur la mesure — c’est-à-dire le passé, le présent, le futur — d’où son caractère limité, et puisque toute action limitée est fatalement source d’un océan de souffrances, de conflits, d’épreuves, d’angoisses, de peurs, nous nous demandons s’il existe une action qui n’ait pas pour base la pensée. Peut-être cette question vous a-t-elle effleuré l’esprit, lorsque vous percevez le rôle de la pensée dans l’apparition de certains désordres, de certaines peurs - mais vous ne poussez pas très loin l’exploration. Existe-t-il un mouvement, un état d’esprit, dans lequel la pensée — en termes de mesure, en termes de temps — n’intervient pas dans et sur l’action ?
Il existe une action qui ne s’appuie pas sur la mémoire, sur le savoir, qui ne résulte pas de l’accomplissement d’un désir : c’est celle qui a lieu lorsqu’on comprend — de manière factuelle et non intellectuelle — la nature, la structure de l’ensemble du processus de la pensée. Certes, la pensée a son rôle a jouer : par exemple, quand on veut conduire une voiture, ou qu’on touche à la technologie, la pensée est nécessaire. Mais l’est-elle au sein des rapports humains ? La pensée est-elle à sa place dans notre relation à l’autre, homme ou femme, dans nos relations d’ordre intime ou non, etc.? Ou bien est-elle alors déplacée ? Nous allons examiner ensemble cette question, et trouver la réponse, non pas au travers de spéculations, mais au regard des faits, de la réalité quotidienne.
Nous allons donc explorer la relation, le fait d’être relié à autruié La relation est-elle un processus d’identification ? Je pose ces questions pour vous, mais c’est à vous d’y répondre. Vous êtes tous liés à quelqu’un - sans relation, en effet, nul ne peut exister. La relation que vous entretenez avec votre femme, votre petite amie, ou petit ami, se fonde-t-elle sur la pensée ? Vous pouvez dire : « Non, elle n’est pas basée sur la pensée, mais sur l’amour. » C’est le mot le plus faux, le plus frelaté jamais utilisé, car ce terme insidieux d’ « amour » nous permet de fuir. Jamais nous n’affrontons la question de savoir ce qui est à la source de nos relations les uns avec les autres, intimes ou autres : est-ce la pensée ? Et si ce n’est la pensée, s’agit-il alors des sens ? Les sensations sexuelles, le sentiment, la sensation de partage, de compagnonnage, etc. — tout est basé sur la pensée. Les sens deviennent l’instrument de la pensée, qui s’identifie alors avec les sens.
C’est à vous qu’il revient de mener l’enquête, d’explorer, de chercher la réponse à ces interrogations. Il ne faut pas glisser dans un état de torpeur ou de rêve, car le fondement de toute votre existence, c’est la relation, qu’elle soit très étroite ou plus distante. L’essentiel est que vous écoutiez attentivement, avec toute la passion de la découverte. Ecoutez. Si vous voulez trouver la réponse, il n’y a pas de gourou, pas de système qui tienne : il faut rejeter tout cela pour pouvoir débusquer ce qui est à la base de votre relation. Si la base en est la pensée — ce que vous constaterez, pour peu que vous poussiez votre investigation — , la pensée étant limitée, votre relation à autrui l’est forcément aussi, or deux relations limitées engendrent le conflit. Dans toutes nos relations, nous sommes en conflit avec l’autre — mari ou femme, fille ou garçon.
De grâce, ne me condamnez pas à un monologue : nous sommes ensemble, et c’est ensemble que nous faisons sens. L’enjeu est votre propre existence. Nous essayons d’aller — non : nous allons ensemble à la découverte. « Essayer » cela ne sert à rien ; ce n’est qu’une expression d’indolence parmi d’autres. « J’essaie de faire de mon mieux » : cela ne veut rien dire du tout. Nous devons savoir s’il existe une relation qui ne soit pas fondée sur la pensée, celle-ci n’étant autre que le souvenir, la mémoire. Vous m’avez fait du mal, et je m’en souviens. Vous m’avez donné du plaisir — sexuel ou autre — et je m’en souviens. Vous m’avez blessé, vous m’avez porté aux nues, vous m’avez réconforté : tout cela est emmagasiné en moi sous forme de souvenirs : de là naît la pensée, et je dis que je suis lié à vous. Toutes ces constatations concernent la vie normale, la vie de tous les jours. Certes, la pensée a un rôle à jouer, y compris au sein de la relation, mais y a-t-il une relation effective d’où la pensée soit totalement absente ? C’est ce que nous allons découvrir. J’espère que la question est claire de part et de d’autre.
Dans la plupart des cas, la relation est synonyme de souffrance, d’angoisse, d’identification à l’autre, de querelles, de persécutions mesquines, de jalousie, de déplaisir. Telle est la routine ordinaire des faits quotidiens. Si nous en prenons conscience en toute lucidité, sans chercher à les fuir, on peut alors se demander s’il existe une relation à l’autre qui ne soit pas basée sur la pensée, sur la mémoire. Pour répondre à cette question, il faut examiner pourquoi le cerveau enregistre. Par exemple, vous avez eu, sous le coup de l’agacement, des mots malheureux envers votre petit garçon ou votre fille, votre mari ou votre femme, ou vous avez au contraire échangé des paroles gratifiantes. Toutes ces paroles sont enregistrées. Cet enregistrement fait partie du système d’auto-protection du cerveau, qui ne peut fonctionner que dans un contexte de sécurité absolue. Ce n’est que lorsqu’il ne se sent pas en sécurité qu’il agit de manière névrotique. Quand vous êtes dans cette situation, vous allez trouver un gourou, un prêtre ou un psychologue, dont vous faites votre autorité de référence. Et le cerveau dit : « Oui, là, nous sommes en terrain sûr. »
Soyez attentifs à mes propos. Nous cherchons à savoir si, dans vos relations les uns avec les autres, dans les activités de tous les jours, il est possible de n’enregistrer ni insulte ni flatterie — s’il est possible de ne rien enregistrer du tout. Cherchez et vous trouverez. Si l’on n’enregistre rien, la relation prend une toute autre tournure. Mais est-ce possible ? Cela a l’air d’une théorie merveilleuse, d’une idée extraordinaire, comme si l’on disait : « Bon sang, s’il était possible de vivre ainsi, tout serait si simple ! » Je vous en conjure, ne traduisez pas mes propos en termes d’idées abstraites, n’en faites pas une espèce de théorie visionnaire porteuse de bonheur et d’espoir. Les souvenirs d’ordre sexuel, les images évocatrices, et tout ce qui a trait au sexe et nous y incite, sont mémorisés, emmagasinés, ravivés par le cinéma, le film, l’image. Et c’est à partir de cet enregistrement que commence la pensée. Vous est-il possible, en tant qu’être humain, de découvrir par vos propres moyens pourquoi une blessure, ou un incident agréable s’enregistrent dans la mémoire ? Cette découverte n’est possible que si toute votre attention est mobilisée. La vraie relation est dans l’absence d’identification. Mais on considère la relation avec sa femme, sa petite amie, ou son mari comme allant de soi. On y est habitué, elle fait partie de soi ; on s’est habitué à tant de choses, alors, une de plus. Or, il n’est possible d’être attentif que si l’on ne s’identifie pas à l’autre, à son esprit. Etes-vous capable de ne pas vous identifier à l’autre, et par conséquent d’avoir toute latitude d’être attentif - il ne s’agit pas d’être d’abord attentif, pour être libre ensuite, mais de ne s’identifer à personne : c’est de là que naît l’attention.
Etes-vous capable, en tant qu’être humain, de cesser de vous identifier - que ce soit à un autre, à des idées, à un groupe, à une secte ou à un gourou ? Ce qui revient à être libre — et c’est de cette liberté que naît l’attention. Comment puis-je être attentif si je me suis identifié à vous ? Vous pouvez être extrêmement affectueux et bon ; je peux avoir besoin de votre bonté, parce que je me sens seul, désespéré — et c’est ainsi que je m’identifie à vous. Vous m’y encouragez, en disant : « Ce n’est rien, mon ami, tu vas t’en sortir très vite, ça va aller. » Vous m’apportez un réconfort, sexuel ou autre, voilà pourquoi je m’identifie à vous. Dès lors que l’on s’identifie à l’autre, on crée un clivage. C’est évident. Lorsqu’il y a clivage, il y a nécessairement conflit. Pouvez-vous déceler - non pas demain, mais en cet instant même, tandis que vous êtes assis là à m’écouter - si vous vous êtes déjà identifié à quelqu’un d’autre ? Elargissez le spectre de l’identification aux idées, aux croyances, aux dogmes, à Jésus, à Bouddha, à des idéologies, d’ordre national ou autre. Commencez par ce qui vous est le plus proche, pour élargir ensuite votre examen. Nous avons trop tendance à explorer large plutôt que de commencer par ce qui nous touche de près.
Etes-vous capable de déterminer si vous êtes concerné par cette identification à autrui ? Dès l’instant où vous dites « ma fille » ou « mon fils », vous êtes pris au piège. Des mots comme « ma femme », « mon mari » vous aliènent, car ce sont de véritables bombes émotionnelles. Vous vous laissez manipuler par les mots, alors que si vous échappez à l’identification, et par conséquent à l’influence du contenu émotionnel des mots, vous pouvez faire usage de ceux-ci de manière normale et saine — et non émotionnelle. Je me demande si vous saisissez bien ?
Vous vous demandez : « Que suis-je au juste ? » Vous êtes — cela va de soi — votre nom, votre forme, votre corps, votre organisme, votre visage, mais il s’agit là de votre nature biologique, physiologique. En dehors de cela, qu’êtes-vous au juste ? Sinon le résultat de toute cette structure, de tout ce processus de la pensée ? Ne dites pas : « Je suis l’être suprême. » Une telle déclaration procède du processus de la pensée. De même, si vous dites : « Sous la fange des apparences, la divinité est en moi » cela procède encore de la pensée. Mis à part votre visage, vos cheveux bouclés - bruns, noirs ou violets, peu importe - qu’êtes-vous au juste ? Dépouillez-vous des mots, mettez-vous à nu. N’êtes-vous pas le résultat logique de mots tels que : « Je suis britannique », « Je suis russe », « Je suis catholique » , « Je suis disciple de ce gourou » ? N’est-il pas vrai que vous êtes le résultat de la pensée ? Et, nous l’avons dit, la pensée est limitée. Ce que vous êtes est donc très limité. Cette entité limitée déclare : « Je suis ceci », « Je suis cela, » « J’ai des millions de dollars », « J’ai une belle vie », ou « Je mène une existence affreuse » - tout cela reste cependant circonscrit aux limites étroites de la pensée. Les hindous inventèrent jadis cette fameuse notion qu’il nommèrent l’Atman — l’être suprême, l’absolu. Là encore, cet absolu n’est autre que le fruit de la pensée. Mais les hommes sont si crédules, si peu doués de raison, si enclins à vivre dans l’illusion et le faux-semblant qu’ils adhèrent à toutes ces notions.
Qu’en est-il de vous, une fois dépouillé de vos conclusions, de vos mots, de votre expérience ? Vous n’êtes rien. Vous êtes vide. Et, consciemment ou inconsciemment, ce sentiment de n’être rien vous fait peur : vous commencez alors à vous identifier à quelqu’un, à quelque chose, et vous croyez pouvoir combler ce vide, l’emplir d’une multitude d’idées, de relations, de connaissances, etc.
Réfléchissons un instant. Est-ce que la pensée — l’esprit — est capable d’observer ce vide, sans s’en écarter ? Comprenez-vous ma question ? C’est un autre domaine, différent, qu’il nous incombe ici d’aborder et de comprendre. En général, la tradition et le conditionnement nous incitent à l’action : il faut être actif, il faut faire quelque chose. Nous sommes habitués à ce qu’on appelle l’action « positive ». Tout ce qui ne relève pas de l’action positive est étiqueté « action négative ». Notre cerveau, notre esprit, nos habitudes obéissent à cette notion d’action positive, qui nous pousse à agir, à faire quelque chose. J’ai peur : je dois maîtriser ma peur. Je suis avide : j’agis dans le but de satisfaire ou de contrôler mon avidité. La plupart d’entre nous sont donc rodés à agir - attitude que l’on qualifie « positive » — et cette action « positive » englobe aussi la réaction opposée qui consiste à rester passif, à plonger dans la torpeur devant les faits, à les camoufler ou à les fuir.
Ce que nous suggérons - n’acquiescez surtout pas, mais examinez la suggestion - c’est qu’il existe un autre type d’action : une non-action, sans aucun lien avec l’action « positive ». La non-action, n’est pas l’opposé de l’action. L’action, étant fondée sur la pensée, reste très limitée, alors que la non-action, étrangère à tout lien avec un contraire, est d’un ordre tout à fait différent.
Si vous avez écouté attentivement, vous m’aurez entendu mentionner que l’identification à autrui engendrait un clivage entre vous et l’autre, car elle a pour origine votre propre vacuité, votre solitude, votre désir de fuir face à vous-même. Mais dans cette fuite, votre solitude demeure. Vous avez beau vous identifier à un autre, la solitude est là. D’où le clivage, les querelles, le divorce entre vous et l’autre ; il s’ensuit d’interminables conflits dans la relation. Etes-vous capable d’observer ce processus d’identification, d’en cerner les causes, tout en vous abstenant de toute action « positive », de toute intervention ?
Je vais approfondir la question, si vous permettez. Si votre écoute a été très attentive, vous aurez pris conscience de ce phénomène d’identification. Il vous concerne : c’est un fait. Le fait est que vous vous identifiez parce que vous avez peur, que vous vous sentez seul, vide, angoissé. Ce fait, pouvez-vous l’observer, mais sans intervenir ? Pouvez-vous le regarder, simplement, comme on contemple la majesté des montagnes, comme on suit du regard la course des eaux vives ? Ne rien faire d’autre qu’observer. Si vous observez ainsi, vous êtes dans la non-action — et ce qui fait l’objet de votre observation en est profondément modifié. En revanche, lorsqu’on veut intervenir, agir « positivement », on se distancie de ce qu’on observe — de là naît le conflit.
Abordons maintenant un autre point. Nous éprouvons tous une certaine forme de peur — en tous cas la peur concerne la plupart d’entre nous. Notre vie est si menacée. Nul n’est certain d’avoir les ressources suffisantes pour vivre, il y a aussi l’incertitude liée à la guerre, aux pressions qui s’exercent partout dans le monde. Sur le plan politique, la force des superpuissances, la portée éventuelle que tout cela peut avoir nous remplissent d’angoisse et d’appréhension. Cela veut dire que nous avons peur. On redoute de perdre son emploi, de tomber malade : dans chaque cas la peur est présente. Sur le plan psychologique, intérieur, il y a la peur de la solitude, la peur de l’échec, la peur de ne pas être aimé — quel que soit le sens d’une telle notion -, ou même la peur du noir. La peur et ses nombreuses ramifications. Mais si l’on n’a pas peur, plus besoin de gourou, d’autorité de référence, de quête : on est alors un merveilleux spécimen d’humanité.
Nous allons donc chercher à savoir — mais tous ensemble, et pas à moi seul — s’il est possible d’être exempt de toute peur, tant physique que psychologique. Car rien n’est plus abominable que de vivre sous l’emprise de la peur : c’est vivre dans les ténèbres, avec un sentiment d’étroitesse, d’isolement ; n’étant pas capable de résoudre le problème, on se met à l’écart, et ce repli sur soi donne lieu à une peur accrue et à toutes sortes d’agissements névrotiques, de malaises physiques, de réactions d’ordre psychosomatique. Si votre motivation est réelle, il vous faut donc absolument approfondir cette question, et découvrir par vos propres moyens s’il est possible d’en finir avec la peur.
Puis-je me permettre une question : êtes-vous conscient de votre propre peur ? Il ne s’agit pas ici d’une thérapie de groupe, comprenez-le bien, chacun d’entre nous s’interroge à titre personnel — ce n’est pas une interrogation collective. Je vous pose donc la question : avez-vous conscience de votre peur ? Si oui, voyez-vous quelles en sont les conséquences : fuite en avant, tentatives de rationaliser la peur, de l’étouffer, de l’éluder ? Et l’identification prend de plus en plus d’ampleur. Quelles sont les racines de la peur ? La question ne concerne pas la peur d’une chose qu’on appréhende, ni la peur consécutive à un événement, ni la peur des agissements éventuels de quelqu’un, mais la source même de la peur. Avez-vous envie de le découvrir, ou attendez-vous qu’on vous donne la réponse ? Je peux vous la donner, mais vous allez tout de suite dire : « Oui,c’est la vérité », et vous adhérerez à cette « vérité », devenue entre-temps une notion abstraite — vous aurez dès lors perdu contact avec le fait authentique. Cette question, c’est donc à vous de la poser par vos propres moyens. Quelles sont les racines de cet immense sentiment de peur, dans nos relations, dans nos activités, dans notre travail, cette peur de l’avenir, et tout ce que que cela implique ? Lorsque vous posez cette question, est-ce dans l’intention de trancher net ces racines de la peur, ou la question n’est-elle que d’ordre intellectuel ? Je me demande si vous saisissez ? Bon, je vais expliquer.
Je veux savoir pourquoi j’ai peur. Je peux déceler les diverses causes de ma peur, c’est relativement simple. Par exemple, j’ai peur parce que j’ai fait quelque chose que je n’aurais pas dû faire, et vous pourriez vous en apercevoir. J’ai peur de perdre mon emploi, j’aimerais un meilleure poste, etc. Ou je tiens beaucoup à ma femme, j’ai à tout instant l’impression qu’elle pourrait me quitter et cette perspective m’effraie. Vous suivez — vous voyez tout cet engrenage de la peur ? Mais suis-je réellement au contact direct de la peur, ou ne suis-je en contact qu’avec l’idée de la peur ? Suis-je face à l’idée, ou à la réalité de la peur ?
Je peux également procéder à l’examen, à l’analyse des causes. Je peux analyser les causes et les conséquences, mais l’analyse ne résout pas le problème — cela, vous ne pouvez l’ignorer — car celui qui analyse se croit distinct de l’objet analysé. Ces propos sur l’analyseur et l’analysé vous sont peut-être déjà familiers, mais ne vous laissez pas gagner par l’ennui, et ne souriez pas non plus en disant : « Ah, il recommence avec ses vieux poncifs ! » Il est capital que vous compreniez ces choses-là. Si vous les comprenez, si vous en percevez l’authenticité, alors vous agirez vraiment. Nous ne sommes pas ici en train d’analyser, mais d’observer. L’analyse et l’observation diffèrent du tout au tout. L’observation suppose que l’on regarde sans qu’il y ait d’observateur. Alors que si l’on analyse les causes, les raisons, et que l’on poursuit indéfiniment l’analyse, cela suppose que l’analyseur s’estime distinct de l’analysé. Et cela implique le temps, un processus d’analyse qui n’en finit pas, et à la fin de sa vie, on est toujours en train d’analyser, sans avoir donné jour à une mutation fondamentale. En revanche, si l’on observe — si l’on ne fait qu’observer, sans rien analyser, si l’on regarde simplement — on est alors dans l’action négative. L’action positive consiste à regarder les faits, les analyser et vouloir agir sur eux, alors que l’action négative, radicalement différente de l’action positive, ne consiste qu’à observer. Cette observation nous dévoile toute l’histoire de l’objet observé, mais en outre, l’observation en soi déclenche un processus de changement au sein même de ce que l’on observe. Saisissez bien cela. Lorsque vous observez une chose sans le moindre mouvement de la pensée, sans le moindre geste visant à modifier ou transcender cette chose, mais que vous portez simplement sur elle un regard attentif, sans orientation ni mobile particuliers, alors l’objet de cette observation en est profondément modifié. Point final. Cela, êtes-vous en train de le faire en cet instant même ? Ou vous contentez-vous d’acquiescer ? Etes-vous capable d’observer votre peur de cette façon-là ? Pour ce faire, aucune pratique n’est requise, contrairement à ce qu’affirment vos théories favorites. Si vous êtes vraiment décidé à vous libérer de la peur, il faut observer. Pas de manière superficielle, intellectuelle, mais avec de la passion dans le regard.
Pouvez-vous donc observer la peur et ses racines, sans rien analyser ? Quelle est l’origine de la peur, de toute peur ? Qu’en pensez-vous ? La source de toute peur n’est-elle pas le temps ? Le temps qui nous fait dire : « Et si je tombais malade » ; « Et si je perdais mon travail » ; « Il se pourrait que mes mauvaises actions soient dévoilées au grand jour » ; « J’ai peur de la mort, qui m’attend là-bas. » ; « Ma femme pourrait se mettre en colère. » « Et il se pourrait que... » : observez simplement la situation. Je ne vous demande pas de vous aligner sur mes positions, mais d’observer les choses. Il faut d’abord raisonner, de manière logique, sans a priori personnel, et donc regarder les choses en face. La peur n’est-elle pas le mouvement du temps ? Tout mouvement implique le temps : pour aller d’ici à là-bas, du passé au présent, du présent au futur, il y a tout un mouvement qu’on appelle le temps. Ce mouvement du temps, n’est-ce pas la pensée ? Il se pourrait que je perde mon travail, ou que ma femme se mette en colère ou découvre que j’ai posé les yeux sur une autre femme, etc. : cela, c’est ce que je pense. Pouvez-vous observer le mouvement du temps, autrement dit le processus de la pensée, qui n’est autre que la racine même de la peur, l’observer sans chercher à agir sur lui ?
Le faites-vous en ce moment même ? L’observation suppose l’absence d’observateur — donc de celui qui incarne le passé, qui a des théories, des conclusions toutes faites, des espoirs, des craintes, des orientations. Pour regarder sans qu’il y ait d’observateur, nul besoin d’un entraînement : il faut simplement observer sans rien attendre en retour. Vous verrez alors, si vous regardez de cette façon-là, que les racines de la peur se mettent à changer du tout au tout. Quand l’observation est attentive, vivace, passionnée, les racines de la peur commencent à se dissoudre : c’est l’effet de la non-action, de la négation.
Avez-vous quelque peu saisi tout ce que nous évoquons ici ? En effet, tout cela fait partie de la méditation. La méditation authentique ne consiste pas à répéter des mots, en restant immobile dans la position du lotus vingt minutes le matin et vingt minutes le soir — entre autres pratiques absurdes. Comment l’esprit pourrait-il méditer, s’il est habité par toutes sortes de peurs, ou s’il est attaché à quelque chose ? Comprendre la peur, comprendre ce que c’est que de s’en affranchir — tout cela fait partie de la méditation. Cette méditation est étroitement, indissolublement liée à la vie quotidienne.
Extrait de la quatrième causerie publique à Saanen, le 16 juillet 1978.
Traduction en français extraite du bulletin n°79 de l’ACK (2ème bulletin 2000, ed. 2001).