La plupart des livres de Krishnamurti sont des retranscriptions d’enregistrements de causeries, de dialogues, d’entretiens, de séances de questions / réponses. Seuls quelques livres ont été rédigés par Krishnamurti : les Carnets, les Commentaires sur la vie, la Révolution du Silence, le Journal, le Dernier journal et les Lettres aux écoles. Voici un autre écrit de sa main non publié en dehors des bulletins de la KFT et de l’ACK.
Extraits des pages 104 et 105 du manuscrit original du Journal de Krishnamurti. Ces pages, rédigées après 1973, et qui paraissaient incomplètes, n’ont pas été incluses dans cet ouvrage, publié en 1982 . Elles sont donc inédites à ce jour.
La couleur et la divinité sont unes. Il avait plu en abondance et la terre avait reverdi, sillonnée par des ruisselets de toutes parts. Le bétail était gras et les chèvres, arborant leur pelage lisse, broutaient toutes les jeunes pousses. La quiétude était là, profonde, et la terre souriait. Le lac prenait des teintes fauves, vibrantes de vie ; des tons de terre brune mouillée, clairs et purs ; des nuances de feuilles vernissées — de celles qui ont connu la beauté du printemps, l’âpreté de l’été. Au sein des eaux profondes était une gaîté, un éclaboussement de vie sans fin. La terre entière était tendre et douce aux pieds nus, l’air frais et innocent. La terre, de brun clair, avait viré au rouge, lavée de frais, rajeunie. Les tamariniers et les manguiers vert sombre ployaient sous leurs lourds feuillages aux reflets profonds. Les fleurs jaunes du sésame étincelaient sous un soleil doux que voilait une mince couche de nuages blancs. Chaque arbre, chaque buisson se couvrait d’une tendre frondaison vert pâle, tirant sur le jaune et le roux ; les minces ruisselets captaient la lumière du soleil matinal au fil de leurs méandres et de leurs détours parmi les champs et les prairies. Haut dans le ciel, les nuages d’un blanc étincelant, surplombaient l’horizon. C’était une belle journée, d’un calme absolu ; pas une feuille ne bougeait. La terre semblait vierge encore de tout contact humain ; la tendresse du matin, toute de pureté, planait sur la campagne.
L’engin qui labourait la terre était guidé de main de maître, traçant des sillons profonds et rectilignes — sillon après sillon, selon un ordre mathématique. L’homme aux commandes était au fond de lui-même en proie au désordre ; mais la machine effectuait la tâche assignée. Seul l’homme peut fonctionner dans le désordre, en proie au désordre intérieur et extérieur. Ses velléités de contrôle amènent un désordre plus grand, et les réformes suscitent le besoin d’autres réformes ; c’est, semble-t-il, dans ce cycle sans fin que vit l’homme se berçant de l’illusion abstraite d’un ordre imaginaire. Se soustraire au désordre — telle est l’idéologie de l’ordre. D’où la division entre l’idéal et la réalité ; le terrain est alors prêt pour le conflit, la lutte forcenée entre ce qui est et ce qui devrait être. L’idée implique de voir et non de s’abstraire de ce qui est vu. Par le concept, par la formule, on se détourne du fait, de ce qui est. Cette attitude, consistant à fuir les événements réels pour se réfugier dans l’abstraction, suscite une division entre le penseur et sa pensée, entre l’observateur et l’objet observé. Ce sont là les fondements du désordre. Le désordre, c’est le conflit — extérieur et intérieur. L’harmonie totale, c’est l’ordre total.
De cette division naît la conclusion selon laquelle le contrôle et celui qui contrôle d’une part, et la chose contrôlée d’autre part, sont deux éléments distincts. L’éducation, les croyances et les sanctions d’ordre religieux, l’individu et la communauté, l’artiste et le travailleur manuel, la notion de vous et moi, de nous et eux — voilà la culture dans laquelle se sont construits, ont été élaborés tant le cerveau humain que les structures de la société. Le contrôle et la pratique : telle est la voie de la pensée. La pensée se scinde en deux : celui qui contrôle et la chose contrôlée — alors surgissent les problèmes, le conflit.
Traduction en français extraite du bulletin de l’ACK n° 69 - Deuxième bulletin 1995 (1996).