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La liberté



Il serait assez intéressant, et cela en vaudrait le peine, de pouvoir participer à un esprit fondamentalement libre qui ne se laisse pas torturer, qui ne connaisse aucune barrière, qui voit les choses telles qu’elles sont et qui constate qu’un intervalle de temps sépare l’homme de la nature et des autres êtres humains. Un esprit qui voit le sens effrayant du temps et de l’espace et qui connaît ce qu’est réellement la qualité de l’amour. Si nous pouvions tous y prendre part - non pas intellectuellement, ni d’une façon sophistiquée, philosophique ou métaphysique, mais y prendre réellement part - si nous le pouvions, je crois que tous nos problèmes prendraient fin. Mais pour partager cela avec les autres, il faut d’abord l’avoir soi-même, et quand vous l’avez, vous l’avez en abondance. Et là où existe cette abondance, le un et le multiple sont une seule et même chose, comme un arbre où les feuilles sont innombrables, mais où chaque feuille est parfaite et fait partie de l’arbre tout entier.

Si nous pouvions, ce soir, partager cette qualité, non pas avec l’orateur, mais en la vivant nous-mêmes pour la partager ensuite ! Mais, dès lors, la question du partage ne surgirait même pas. C’est comme une fleur qui répand son parfum, elle ne le partage pas, mais elle est là, et tout passant peut en jouir.

Qu’un homme soit tout près du jardin ou très éloigné, pour la fleur c’est pareil, parce que le parfum abonde en elle et se répand pour la joie de tous. Si nous pouvons la saisir, c’est véritablement une fleur merveilleuse. Elle paraît mystérieuse parce que nous sommes encombrés d’émotions, de sentiments, et le sentiment pure émotivité est bien peu de chose ; on peut éprouver de la sympathie, on peut être généreux, bienfaisant, doux, d’une politesse exquise, mais la qualité dont je parle est en dehors de tout cela.

Et ne vous demandez-vous pas (non pas en termes abstraits, ni selon ce que peut fournir un système, une philosophie ou un gourou), ne vous demandez-vous pas pourquoi les êtres humains ignorent cette chose ? Ils engendrent des enfants, ont une vie sexuelle, ils sont tendres, ils ont le sentiment de partager quelque chose en compagnie d’autres hommes, un certain métier, une certaine camaraderie, mais cette chose-là pourquoi ne l’avons-nous pas ? Parce que quand elle existe, alors tous les problèmes, quels qu’ils soient, prennent fin.

Et ne vous êtes vous pas demandé incidemment, par moments, quand vous vous promenez tout seul dans une rue boueuse, que vous êtes assis dans un autobus, quand vous passez vos vacances au bord de la mer, ou dans un bois où il y a beaucoup d’arbres, d’oiseaux, de ruisseaux, d’animaux sauvages, ne vous est-il jamais arrivé de vous demander pourquoi l’homme, qui vit depuis des milliers d’années, ne possède-t-il pas cette chose, cette fleur extraordinaire qui ne se fane jamais ?

Si vous vous êtes posé cette question, même par une curiosité passagère, vous avez dû en sentir passer un soupçon, une suggestion de réponse. Mais vous n’avez probablement jamais posé la question. Nous vivons d’une vie si monotone, si morne, si négligée, toujours dans le champ de nos propres problèmes, de nos anxiétés, que nous ne nous la sommes même jamais posée.

Et si nous nous l’étions posée (comme nous allons le faire maintenant ici sous cet arbre et pendant cette soirée si calme, écoutant le bruit des corbeaux), je me demande quelle serait notre réponse. Qu’est-ce que chacun de nous donnerait honnêtement comme réponse directe sans détour, sans équivoque, quelle serait la réponse si vous vous posiez la question ?

Pourquoi passons nous par tous ces moments affreux, taraudés par tant de problèmes, avec toutes nos peurs qui s’accumulent, et cette chose unique semble passer son chemin et ne trouve chez nous aucune place ? Et si vous vous posez cette question : « pourquoi n’avons-nous pas trouvé cette qualité ? »

Je me demande quelle serait votre réponse. Elle dépendrait de votre propre intensité quand vous la posez, et de son urgence, et nous ne le sommes pas parce que nous n’avons pas d’énergie. Pour regarder n’importe quoi, un oiseau, un corbeau perché sur une branche lissant ses plumes, pour regarder cela avec tout votre être, tous vos yeux, vos oreilles, vos nerfs, votre esprit et votre coeur, pour regarder tout cela d’une façon complète, il vous faut de l’énergie ; non pas cette énergie triviale issue d’un esprit dissipée qui a lutté, qui se torture, chargés de fardeaux innombrables. Et cette existence torturée, cet épouvantable fardeau est le sort de 99% des esprits humains. Par conséquent, ils ne disposent d’aucune énergie, l’énergie étant la passion. Sans passion vous ne pouvez découvrir aucune vérité. Ce mot passion vient d’un mot latin signifiant souffrance, et dérive aussi d’un mot grec, et ainsi de suite ; et à partir de cette idée de la souffrance, toute la chrétienté a une vénération pour la souffrance, elle ignore la passion. Ils ont donné au mot « passion », un sens particulier. Je ne sais pas quel sens vous lui donnez, ce sentiment de passion complète animée d’une sorte de force mystérieuse, de totale énergie, cette passion qui ne recèle aucun besoin caché.

Et si nous nous demandions non pas seulement par curiosité, mais avec toute la passion que nous avons, quelle serait la réponse ?

Mais il est probable que la passion vous fait peur, car, pour la plupart des gens, la passion est désir. Elle découle de la vie sexuelle et tout ce qui l’accompagne.

Ou encore elle peut être liée au sentiment qui nous vient d’une identification avec la patrie à laquelle nous appartenons, ou nous connaissons la passion qu’inspire un certain dieu minable élaboré par la main ou l’esprit de l’homme ; et ainsi pour vous, la passion est plutôt une chose redoutable, car si jamais nous l’éprouvons, nous ne savons pas où elle va nous entraîner. Nous avons donc soin de la canaliser, de l’entourer de garde-fous, de concepts philosophiques, d’idéaux, de sorte que l’énergie qui est nécessaire si l’on veut résoudre cette question extraordinaire (et elle est extraordinaire si l’on veut se la poser honnêtement et directement) : pourquoi, nous, êtres humains, qui vivons dans notre famille avec nos enfants, entourés de tous les remous et toute la violence du monde, pourquoi, cette énergie nous fait-elle défaut ?

Je me demande si ce n’est pas parce que nous n’avons pas vraiment envie de découvrir ? Parce que, pour découvrir n’importe quoi, il faut qu’il y ait liberté. Pour découvrir ce que je pense, ce que je sens, quels sont mes mobiles, pour découvrir et non pas simplement m’analyser intellectuellement, pour découvrir, il faut que j’aie la liberté de regarder. Pour regarder cet arbre vraiment, il vous faut être affranchi de tous vos soucis, de votre anxiété, de votre sentiment de culpabilité. Pour regarder vraiment, il faut être affranchi du connu ; La liberté est la qualité de l’esprit qui ne peut pas être obtenu par sacrifice ou renonciation. Suivez-vous tout ceci ou est-ce que je parle au bénéfice du vent et des arbres ?

La liberté est la qualité de l’esprit qui est absolument nécessaire quand il s’agit de voir. Ce n’est pas liberté de quelque chose. Si vous êtes libre de quelque chose, ce n’est pas la liberté, c’est une réaction. Si vous fumez et renoncez à fumer, et vous dites alors : « je suis libre », vous n’êtes pas tellement libre, mais vous êtes libéré de cette habitude particulière. La liberté intéresse tout le mécanisme de la création des habitudes, et pour comprendre ce problème de la création des habitudes, il faut être libre d’observer, de regarder ce mécanisme.

Nous avons peut-être peur de cette liberté là aussi, et c’est pourquoi nous la reléguons dans un paradis hypothétique. C’est donc peut-être la peur qui est cause de ce que nous n’avons pas cette énergie dans la passion, énergie qui nous permettrait de découvrir pour nous-mêmes pourquoi cette qualité d’amour nous fait défaut. Nous avons bien d’autres choses : l’avidité, l’envie, la superstition, la peur, la laideur d’une vie triviale, la routine consistant à aller au bureau tous les jours pendant les 40 ou 50 années à venir, ce n’est pas dire qu’il ne faut pas aller au bureau, malheureusement on y est contraint, mais cela devient une routine et cette routine, cet éternel bureau, cet accomplissement de la même tâche jour après jour, interminablement, pendant 40 années, moule l’esprit, mais dans une seule direction.

Il se pourrait, et c’est probablement vrai, que chacun de nous a tellement peur de la vie parce que, faute de comprendre tout ce processus, nous ne pouvons absolument pas comprendre ce que c’est que de ne pas vivre. Vous voyez ? Ce que nous nommons vivre, l’ennui quotidien, la lutte, le conflit journalier qui se produisent en soi-même et en dehors de soi-même, les exigences cachées, les besoins dissimulés, les ambitions, les cruautés et ce fardeau énorme de souffrances conscientes et inconscientes, voilà ce que nous appelons vivre, n’est-ce-pas ? Nous pouvons chercher à fuir tout cela, à fréquenter le temple ou le cercle, ou suivre un nouveau "gourou, ou devenir un hippie, ou nous mettre à boire ou faire partie d’une société quelconque qui nous promet quelque chose, n’importe quoi, tout cela pour nous évader. C’est la peur qui constitue le principal problème de ce que nous appelons vivre, la peur de ne pas exister, d’être lié avec toute la souffrance qui s’ensuit, comment se détacher, savoir s’il existe une sécurité physique, émotive, psychologique, la peur de tout cela, la peur de l’inconnu, du lendemain, de voir votre femme vous abandonner, d’être sans croyance aucune, de se sentir isolé, solitaire et, à chaque instant, profondément désespéré en soi-même ; voilà ce que nous appelons vivre, c’est une lutte, une existence torturée, pleine de pensées stériles. Et c’est ainsi que nous vivons, parce que telle est notre existence avec de rares moments d’équilibre, de clarté, auxquels nous nous attachons avec fureur.

S’il vous plait, messieurs, ne vous contentez pas d’écouter des paroles et de vous laisser emporter par elles ; les explications, les définitions, les descriptions ne sont pas le fait. Le fait, c’est votre vie, que vous en soyez conscient ou non. Et vous ne pouvez pas en être conscients en écoutant les paroles de l’orateur, paroles qui ne font que décrire votre condition, et si vous vous laissez prendre à la description, au piège des mots, alors vous êtes perdus à tout jamais. Et c’est cela ce que nous sommes, nous sommes perdus, nous sommes désolés parce que nous avons accepté des mots, des mots et encore des mots. Donc s’il vous plait, je vous en supplie, ne vous laissez pas prendre au piège des mots, mais observez vous-même et observez votre vie quotidienne, ce à quoi vous donnez le nom de vivre et qui consiste à aller au bureau, à passer des examens, à obtenir une situation, à vivre dans la crainte, sous les pressions familiales, sociales, les traditions, les tortures de l’insuccès, l’incertitude de l’existence, la profonde et complète lassitude de la vie qui n’a aucun sens d’aucune sorte. Vous pouvez lui donner un sens, vous pouvez inventer tout comme le font les philosophes, les théoriciens et les gens religieux - inventer une signification à la vie, c’est là leur métier. Mais ceci consiste à vous nourrir de paroles alors que vous avez besoin d’aliments substantiels : vous êtes nourris de paroles et vous êtes satisfaits par les paroles. Pour comprendre cette vie, nous devons tout d’abord la regarder : entrer en contact intime avec elle, ne laisser ni temps ni espace s’installer entre vous et elle. Quand vous êtes dans un état de souffrance physique intense, cet intervalle de temps-espace n’existe pas, vous agissez, vous ne faites pas de théorie, vous ne vous querellez pas avec d’autres pour savoir s’il existe un atman ou pas d’atman, une âme ou pas d’âme, vous ne vous mettez pas à citer la Gita, les Upanishad, le Coran, la Bible ou les paroles d’un saint quelconque. A ces moment-là, vous êtes directement en face de la vie vraie. La vie, c’est le mouvement qui est actif, qui consiste à faire, à penser, à ressentir, à craindre, à se sentir coupable, à être désespéré - voilà ce qu’est la vie. Et il nous faut être en contact intime avec elle.

Or il est impossible d’être en contact intense, passionné, vivace avec elle si on a peur. Cette peur nous pousse à croire que l’objet de notre croyance soit la communauté idéologique du communisme ou l’idée théocratique du prêtre ou du pasteur. Toutes ces choses sont issues de la peur. Très évidemment, tous les dieux naissent de nos tourments, et quand nous les adorons, ce que nous adorons, c’est notre tourment, notre solitude, notre désespoir, notre malheur, notre tristesse. Je vous en supplie, écoutez tout ceci, il s’agit de votre vie, non de la mienne. Il faut que vous voyiez ceci en face, et ainsi il vous faut comprendre la peur, et vous ne pouvez pas la comprendre si vous ne comprenez pas votre vie. Il vous faut comprendre votre propre jalousie, votre envie, l’envie et la jalousie ne sont que des symptômes de la peur. Et il est possible de comprendre totalement (non pas intellectuellement, une compréhension intellectuelle n’existe pas, il n’existe qu’une compréhension totale), et c’est ce qui se passe quand vous regardez ce coucher de soleil avec votre esprit, votre coeur, vos yeux, vos nerfs, et c’est alors que vous comprenez vraiment. Pénétrer la jalousie, l’envie, l’ambition, la cruauté, la violence, pour leur donner une attention complète au moment-même où vous vous sentez envieux, jaloux, haineux, et même privé de toute honnêteté vis à vis de vous-même ; alors, ayant pénétré cela, vous comprenez la peur. Mais vous ne pouvez pas prendre la peur comme une abstraction. Après tout elle existe toujours à l’occasion de quelque chose. N’avez vous pas peur de votre voisin, du gouvernement, de votre femme, de votre mari, de la mort, et ainsi de suite ? Il vous faut observer non pas la peur, mais vous demander comment elle a pris naissance.

Et maintenant nous allons examiner ce que c’est que de vivre cette vie à laquelle nous nous cramponnons si désespérément, la vie quotidienne monotone, tragique, la vie du bourgeois, de l’homme médiocre, de celui qui est écrasé - car nous sommes tous écrasés par la société, la culture, la religion, les prêtres, les leaders, les saints, et faute de comprendre ceci, jamais vous ne comprendrez la peur. Donc nous nous proposons de comprendre cette vie et aussi cette source immense de peur que nous nommons la mort. Et pour ce faire, il nous faut disposer d’une immense énergie et d’une intense passion. Vous savez comment nous gaspillons notre énergie (je ne fais pas allusion ici à votre vie sexuelle, c’est une très petite chose et n’en faites pas une question inutilement importante), mais il nous faut examiner directement, et non pas conformément aux idées de Shankara ou de quelque autre penseur qui ont inventé leur façon particulière de s’évader de la vie.

Pour découvrir ce que c’est que de vivre, il nous faut avoir non seulement l’énergie, mais encore une qualité de passion soutenue, et ce n’est pas l’intelligence qui peut soutenir la passion. Pour qu’existe cette passion, il faut nous demander d’où vient le gaspillage de l’énergie. Il est aisé de voir que c’est un gaspillage d’énergie que de suivre quelqu’un - vous comprenez ? - d’avoir un leader, un gourou, parce que quand vous suivez, vous imitez, vous copiez, vous obéissez, vous établissez une autorité, et votre énergie est par conséquent diluée. Observez ceci, je vous en prie, faites le. Ne retournez pas vers vos gourous, vos sociétés, vos autorités, laissez les tomber comme des objets brûlants. Vous pouvez voir comment vous gaspillez votre énergie quand vous acceptez un compromis. Vous savez ce que c’est qu’un compromis ? Il y a compromis quand il y a comparaison. Or, depuis notre enfance, nous sommes entraînés à comparer ce que nous sommes avec celui qui est le meilleur de la classe ou le meilleur de l’école : ou encore nous comparer avec ce que nous étions naguère, nobles ou ignobles, nous comparer aux moments heureux par lesquels nous avons passé hier, qui sont survenus sans que nous soyons prévenus, mais subitement ce bonheur nous est arrivé, la joie de contempler un arbre, une fleur, le visage d’une belle femme, d’un enfant ou d’un homme, et nous comparons l’état d’aujourd’hui avec celui d’hier. Une telle comparaison, une telle mensuration, c’est le commencement d’un compromis. Je vous en prie, voyez ceci par vous-même. Voyez-en la vérité, voyez que, dès l’instant où vous mesurez, c’est à dire où vous comparez, vous être en train de négocier avec ce qui est. Quand vous dites qu’un tel homme est fonctionnaire, qu’il gagne tant, qu’il est à la tête de ce département-ci ou de celui-là, vous comparez, vous jugez, vous situez certaines personnes comme étant importantes, oubliant leurs qualités humaines, mais les jugeant selon des diplômes, leur qualité, leur valeur économique, leur job et toutes les lettres de l’alphabet qui figue après leur nom. Et ainsi vous comparez, vous vous comparez à un autre, que l’autre soit un saint, un héros, un dieu, une idée ou une idéologie - vous comparez, vous mesurez - et tout ceci donne naissance à des compromis qui ne sont rien d’autre qu’un immense gaspillage d’énergie. Il ne s’agit pas ici de votre vie sexuelle et de toutes les traditions qui accompagnent cette idée. Donc, quand on voit que tout ceci constitue un gaspillage d’énergie et que cette énergie est complètement perdue, quand vous vous complaisez à des activités purement intellectuelles, des théories, vous demandant s’il existe ou non une âme, tout cela c’est du temps perdu, de l’énergie gaspillée. Quand vous lisez ou que vous écoutez les sempiternelles citations d’un saint quelconque, ou d’un sannyasi, ou les commentaires qu’il a pu faire de la Gita, ou des Upanishad, mais pensez combien c’est absurde, combien c’est enfantin ! Voilà quelqu’un qui donne une explication d’un livre, lequel est lui-même mort et écrit par un poète qui est mort, pour lui attribuer une signification immense. Tout ceci montre l’infantilisme d’un tel gaspillage d’énergie.

Seul un esprit infantile se compare à ce qui est et à ce qui devrait être. Un esprit mûr ne compare pas, ne mesure pas. Je ne sais pas si jamais vous vous êtes regardé vous-même pour constater comment vous vous comparez à une autre en disant : « il est tellement beau, il est si intelligent , si habile, si éminent : moi je ne suis rien du tout et j’aimerais tellement être comme lui »

Ou bien encore : « comme elle est belle, comme elle est bien faite. Elle a un esprit vraiment intelligent, séduisant, bien supérieur au mien ». Toujours nous pensons et nous fonctionnons dans un mode de comparaison et de mesure. Et si jamais vous vous êtes examiné, peut-être que vous vous êtes dit :« maintenant plus de comparaison, plus de comparaison avec n’importe qui, même pas avec l’actrice la plus prestigieuse ». Voyez-vous, la beauté ne se trouve pas dans l’actrice, la beauté est une chose totale, qui n’est ni dans le visage, ni dans la taille, ni dans le sourire, mais là où il y a une qualité de compréhension totale, la totalité de son être ; quand c’est là ce qui apparaît, là est la beauté. Voyez la chose en vous-même, s’il vous plait, essayez, ou plutôt faites-le.

Quand on se sert du mot « essayer », vous savez qu’un tel état d’esprit est déplorable et bête ; quand il a dit :« j’essaye, je fais des efforts » , c’est le symptôme d’un esprit essentiellement bourgeois qui mesure, qui a le sentiment de faire un peu mieux chaque jour. Donc découvrez par vous-même si vous êtes capable de vivre non pas théoriquement, mais vraiment sans comparer, sans mesurer, sans jamais évoquer les mots « mieux » et « plus ». Voyez alors ce qui se passe. Seul un esprit mûr ne gaspille pas son énergie et un tel esprit peut vivre une vie très simple. J’entends une vie d’une simplicité réelle, non pas la simplicité de l’homme qui ne prend qu’un repas par jour et qui ne porte qu’un pagne - çà c’est de l’exhibitionnisme - mais un esprit qui se refuse à mesurer et qui, par conséquent, ne gaspille pas son énergie.

....Nous gaspillons notre énergie et cette énergie vous en avez besoin si vous vous proposez de comprendre la manière monstrueuse dont nous vivons, et il faut que nous le comprenions, c’est la seule chose que nous ayons, et non nos dieux, nos bibles, nos Gita, nos idéaux. Ce que vous avez, c’est cette chose là, le tourment quotidien, l’anxiété quotidienne. Et s’agissant de le comprendre, il vous faut être en contact intime avec elle, qu’il n’y ait aucun espace entre vous-même, l’observateur, et cette chose observée, c’est à dire le désespoir, etc. ; et, pour cela, il vous faut disposer d’une énergie immense, d’un élan total.

Si vous disposez de cette énergie qui ne se dissipe pas - quand cela vous arrive vous pouvez comprendre ce que c’est que de vivre. Il n’y aura alors aucune peur de la vie, de l’élan de la vie. Savez-vous ce que c’est qu’un élan ?

C’est une chose qui n’a ni commencement ni fin, et par conséquent, ce mouvement, en lui-même, est la beauté, la gloire. Vous me suivez ?

Donc la vie c’est cet élan, et pour le comprendre, il faut qu’il y ait liberté et énergie. Comprendre la mort, c’est comprendre quelque chose qui est en rapport très étroit avec la vie. Vous savez, la beauté (il ne s’agit pas de tableaux, ou d’une personne, ou d’un arbre, ou d’un nuage, ou d’un coucher de soleil), la beauté ne peut pas être séparée de l’amour ; et là où il y a amour et beauté, il y a la vie et il y a aussi la mort. On ne peut pas séparer l’une de l’autre. Dès l’instant où vous les séparez, il y a conflit et le rapport qui les relie disparaît. Nous avons regardé, pas en grand détail ni très largement peut-être, mais nous avons regardé la vie.

Et maintenant approfondissons, examinons cette question de la mort. Vous êtes-vous demandé pourquoi vous avez peur de la mort ? Il semblerait que presque tout le monde en a peur. Il y a des gens qui ne veulent même pas en entendre parler, ou ils s’y résignent, ou encore ils la glorifient. Il y en a qui inventent une théorie, une croyance, une évasion, - telle que la résurrection. La plupart des gens qui vivent en orient croient à la réincarnation, c’est probablement le cas pour vous tous. Autrement dit il existerait une entité permanente ou une mémoire collective, destinée à renaître dans la vie future. C’est bien cela ?

C’est cela que vous croyez tous ; vous aurez alors de meilleures occasions de vivre plus pleinement, vous pourrez vous perfectionner car cette vie est si courte, elle ne peut pas vous procurer toutes les expériences, toutes les joies, tout le savoir et, par conséquent, ayons donc une autre vie. Vous avez soif d’une autre vie où vous aurez le temps et l’espace pour vous perfectionner, c’est là votre croyance. Ainsi vous vous évadez du fait. Nous ne nous préoccupons pas maintenant de savoir si la réincarnation existe vraiment, s’il existe une continuité ou non. C’est une question qui exige une analyse tout à fait différence. Brièvement, nous pouvons voir que ce qui comporte une continuité, c’est une chose qui a existé, qui a existé hier, qui se prolongera aujourd’hui, à travers aujourd’hui vers demain. Une telle continuité se produit dans le temps et l’espace. Ceci n’est pas un jeu intellectuel, vous pouvez le voir très simplement par vous-même. Et nous avons peur de cette chose que nous nommons la mort. Nous n’avons pas seulement peur de vivre, nous avons peur de cette chose inconnue. Mais avons-nous peur de l’inconnu, ou avons nous peur du connu, de perdre le connu ? Autrement dit notre famille, nos expériences, notre existence quotidienne si monotone - ce connu, la maison, le jardin, le sourire auquel vous êtes habitués, la nourriture que vous avez mangée depuis trente années, la même nourriture, le même climat, les mêmes livres, la même tradition - vous avez peur de perdre tout cela n’est-ce pas ? Car comment pourrez-vous avoir peur de quelque chose que vous ignorez ?

Donc, la pensée a peur non seulement de perdre le connu, mais encore elle a peur de quelque chose qu’elle appelle la mort et qui est inconnu. Comme nous l’avons dit, on ne peut pas se débarrasser de la peur, mais elle peut être comprise quand les choses qui la font naître, comme la mort sont elles-mêmes comprises. Or, au cours du temps, l’homme a toujours repoussé la mort loin de lui ; les anciens égyptiens, en revanche, vivaient en vue de mourir. La mort est quelque chose que l’on tient à distance, cet intervalle de temps et d’espace qui s’écoule entre la vie et ce que nous appelons la mort. La pensée qui a établi cette division, qui a séparé le vivre du mourir, la pensée entretient cette division. Approfondissez donc la chose, messieurs. Si vous le voulez, c’est très simple. La pensée a séparé ces choses parce qu’elle s’est dit : « je ne sais pas ce que c’est que le futur » ; je ne peux me complaire à d’innombrables théories : si je crois à la réincarnation, cela veut dire qu’il me faut me comporter, travailler, agir maintenant - si c’est cela que je crois. Ce que vous faites maintenant a de l’importance et en aura le jour où vous mourrez - mais ce n’est pas là votre façon de croire. Vous croyez à la réincarnation comme à une idée réconfortante, plutôt vague, et vous ne vous inquiétez pas du tout de ce que vous faites maintenant. Vous ne croyez pas vraiment au karma, bien que vous en parliez beaucoup. Si vous y croyez vraiment, réellement, comme vous croyez à la valeur de l’argent, des expériences sexuelles, alors chaque mot, chaque geste, chaque mouvement de votre être aurait de l’importance, parce que vous vous paierez tout cela dans votre prochaine vie. Et une telle croyance entraînerait une discipline stricte ; mais vous n’y croyez pas, ce n’est qu’une évasion, et vous avez peur seulement parce que vous ne voulez pas lâcher prise.

Or, que s’agit-il de lâcher ? Regardez, quand vous dites :« j’ai peur de lâcher prise », de quoi avez-vous peur ? De lâcher quoi ? Mais regardez de très près.

Votre famille, votre femme, votre mère, votre enfant ? Avez-vous jamais eu des rapports réels avec eux ? Vous avez eu des relations avec une idée, une image, et quand vous dites « j’ai peur de lâcher prise, d’être détaché », de quoi croyez- vous vous détacher ? De souvenirs ? Simplement de souvenirs, souvenirs de plaisirs sexuels, d’être devenu un homme important ou d’être un petit homme de rien du tout qui a grimpé un ou deux échelons dans l’échelle sociale, des souvenirs de votre carrière, de vos amitiés - simplement des souvenirs. Et vous avez peur de perdre ces souvenirs. Mais si agréables ou pénibles qu’ils puissent être, que sont des souvenirs ? Ils n’ont aucune substance. Vous avez donc peur de perdre quelque chose qui n’a aucune valeur, le souvenir étant une chose qui a une continuité, un assemblage dans la mémoire, une unité, un centre.

Donc quand on comprend ce que c’est que de vivre, c’est à dire quand on comprend la jalousie, l’anxiété, la culpabilité, le désespoir, et quand on est au-delà et au-dessus de toutes choses, la vie et la mort sont très proches l’une de l’autre. Vivre alors, c’est mourir. Vous savez, si vous vivez selon les souvenirs, les traditions, dans l’idée de ce que vous « devriez être », vous ne vivez pas vraiment. Vous vivez non pas dans un monde fantastique de concepts, mais vous vivez vraiment, non pas selon les Védas,les Upanishad qui n’ont pas de substance ; mais ce qui a de la substance, c’est votre vie de tous les jours, c’est la seule chose que vous ayez, et faute de la comprendre, jamais vous ne comprendrez l’amour, la beauté et la mort.

Et maintenant, nous en revenons à notre point de départ, à savoir : pourquoi n’existe-t-elle pas dans nos coeurs cette flamme ? Car si vous avez examiné de très près ce qui a été dit, non pas verbalement, intellectuellement, mais si vous l’avez examiné dans votre esprit et dans votre coeur, vous saurez alors pourquoi vous ne l’avez pas, si vous avez ce sentiment et que vous vivez avec, si vous êtes passionné dans votre recherche en vous demandant pourquoi vous ne l’avez pas, vous vous apercevrez que vous l’avez. Par une négation complète, cette chose qui seule est positive, qui est amour, prend naissance. Tout comme l’humilité, l’amour ne peut pas être cultivé. L’humilité prend naissance quand il y a la fin totale de toute vanité, de tout orgueil, mais jamais vous ne saurez ce que c’est que d’être humble ; parce que l’homme qui croit savoir qu’il est humble est un homme vaniteux.

Et de la même façon, si vous donnez tout votre esprit, tout votre coeur, tous vos nerfs, tous vos yeux, tout votre être pour découvrir la juste façon de vivre, pour voir ce qui « est » vraiment et pour aller au-delà, si vous rejetez complètement, totalement, cette vie telle que vous la vivez maintenant, dans ce rejet complet de tout ce qui est laid, brutal, dans sa négation totale, « l’autre » prend naissance.

Mais vous ne le saurez jamais. Un homme qui sait qu’il est silencieux, qui sait qu’il aime, ignore l’amour, ignore le silence.

Madras, 10 Janvier 1968





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