L’éducation occupe une place centrale dans la conception du monde développée par Krishnamurti. Il a parlé, sa vie durant, du rôle de l’éducation conçue comme le moteur du renouveau intérieur, mais aussi du changement social. L’éducation est ainsi la pierre angulaire sur laquelle s’édifiera une société « bonne ».
Krishnamurti a toujours proclamé la responsabilité de l’individu face à l’ordre social : « Le monde, c’est vous. » Il s’ensuit que les actes individuels ont nécessairement une répercussion sur autrui, puisque « être, c’est être en relation » ; dans ce sens, il n’y a pas de conscience individuelle mais seulement une conscience humaine collective, ce qui implique que le monde n’est pas une réalité distincte de l’individu. L’univers intérieur de chacun doit se développer en harmonie avec le monde extérieur au sein duquel il évolue : « C’est la nature profonde de l’individu qui engendrera en définitive une société bonne ou, au contraire, une dégradation progressive des relations humaines ».
Toutefois, cette harmonie « est impossible à atteindre si nos regards restent polarisés sur le monde extérieur ». L’univers intérieur est la « source du désordre et l’agent de sa pérennité ». Aussi, pour Krishnamurti, l’éducation doit-elle avoir pour mission de transformer la source qu’est l’individu, tant il est vrai que ce sont « les êtres humains qui créent la société, et non telle ou telle divinité dans les cieux ».
En Inde, les écoles fonctionnant sous les auspices de la Krishnamurti Foundation India (KFI), dont certaines furent d’ailleurs créées du vivant du philosophe, ne sont pas des établissements visant à l’endoctrinement des enfants, mais bien plutôt, pour reprendre ses paroles, des lieux « où les élèves et les éducateurs peuvent s’épanouir et où l’on s’attache à former la génération de demain car l’école est faite pour cela ».
Cette notion d’épanouissement suppose une ouverture de la conscience individuelle dans le cadre des interactions qu’engendre la praxis éducative. Le développement psychologique des individus est donc tout aussi important que l’acquisition des connaissances et des compétences théoriques. Les écoles de la Fondation « ne doivent pas se contenter d’exceller dans l’ordre académique [...] il faut aussi qu’elles se préoccupent de cultiver l’être humain dans sa totalité ».
Ces écoles « existent essentiellement pour aider à la fois l’élève et l’éducateur à s’épanouir dans la bonté. Cela exige l’excellence dans le comportement, les actes et les relations. C’est ce vers quoi nous tendons et c’est pourquoi ces écoles ont été créées, non pas pour former de simples carriéristes mais pour promouvoir l’excellence de l’esprit ».
Lors de ses causeries devant les éducateurs et les élèves des deux écoles de la Fondation où il se rendait chaque année — l’école de Rishi Valley dans l’Andhra Pradesh et le centre éducatif de Rajghat à Varanasi — Krishnamurti posait fréquemment des questions aux élèves sur la signification de l’éducation, la qualité de l’enseignement qu’ils recevaient, le rôle et l’attitude des éducateurs, et leur propre contribution au processus d’apprentissage. Il débattait avec eux de la finalité de l’éducation — qui ne se limitait pas à réussir aux examens après avoir acquis quelques connaissances et compétences, mais devait permettre d’appréhender la vie dans toute sa complexité. Il exhortait les élèves à envisager leur rôle dans la création d’un monde « nouveau » en s’affranchissant de la peur, des conflits et des contradictions.
Pour cela, il était impératif de dispenser une éducation « appropriée » dans une atmosphère de liberté, ne reposant ni sur la crainte ni sur l’autorité, et où l’intelligence et le sens du bien pouvaient se développer.
S’adressant aux élèves, Krishnamurti leur rappelait que l’éducation consiste habituellement à préparer les jeunes à s’insérer dans un « cadre ou un schéma précis, c’est-à-dire à suivre un chemin prédéterminé », ce que la société appelle « entrer dans la vie ». Au sortir de cette éducation, l’élève aborde la vie « comme un ruisseau qui se jette dans l’immensité de la mer ».
Toutefois, une telle éducation ne le prépare pas nécessairement à affronter les difficultés psychologiques et les vicissitudes de l’existence. Il est essentiel que l’éducation « éveille l’intelligence » et ne se contente pas de produire des machines programmées ou des singes savants, pour reprendre la formule de Krishnamurti.
L’éducation par conséquent doit avoir non pour seul but d’acquérir un savoir livresque, mais de s’initier à la vie dans toute sa plénitude ; elle doit donner aux élèves le bagage nécessaire pour évoluer dans un monde social complexe.
Quant aux moyens d’y parvenir, les idées de Krishnamurti sur la question sont d’une simplicité tout à fait extraordinaire. Ainsi, à un élève qui lui demandait comment vivre heureux dans un monde compétitif, Krishnamurti fit cette réponse : « Vous ne pouvez vivre heureux dans ce monde compétitif que si vous-même vous n’êtes pas compétitif ».
Une telle réponse peut prêter à controverse dans la mesure où elle propose une solution qui manque apparemment de réalisme : dans une société aussi complexe que la nôtre, ceux qui ne sont pas compétitifs pourront au mieux survivre, mais pas vraiment mener une existence digne de ce nom. Cependant, l’argument de Krishnamurti est le suivant : « La concurrence est le fondement même de la violence [...]. Notre structure sociale tout entière est fondée sur la concurrence et nous l’acceptons comme inévitable ».
À l’esprit de concurrence qui gangrène la vie quotidienne, Krishnamurti propose donc de substituer l’assurance — non pas celle qui procède de la confiance en soi, mais « une forme d’assurance radicalement différente, dans laquelle le sujet est débarrassé du sentiment de sa propre importance [...], une assurance qui n’a pas de rapport avec le soi ».
Les comparaisons entre les enfants prennent une grande importance dès lors que leurs résultats sont jugés et évalués continuellement ; de telles comparaisons engendrent parmi eux les conflits, la crainte et un sentiment d’impuissance.
Dans les écoles de la Fondation, les éducateurs s’efforcent donc de mettre fin à ces comparaisons en classe, le but étant de cultiver les dons de l’enfant et de les développer sans qu’ils soient confisqués par le soi.
Krishnamurti examine également la nature des sentiments humains et affirme que nous ne savons pas réellement comment « ressentir ». Il est important de faire l’expérience des sentiments, car ils sont « l’essence même de la vie ». Il s’ensuit que la mission de « l’éducation appropriée » est de rendre l’individu « éminemment sensible à toutes choses — et pas seulement aux mathématiques et à la géographie [...] car la plus haute forme de sensibilité est aussi la plus haute forme d’intelligence ».
Une éducation digne de ce nom ne se contente pas de former des ingénieurs, des docteurs ou des scientifiques, mais un « être humain vivant, plein d’entrain et passionné [...]. Un être humain n’est pas un spécialiste mais une entité totale ». Un « esprit bien formé » est un esprit qui « pense, qui est actif, dynamique ; c’est un esprit qui regarde, qui observe, qui écoute et qui ressent ».
Les interventions de Krishnamurti dans les établissements pédagogiques dirigés par la Fondation s’adressaient aussi aux éducateurs, qui à ses yeux jouaient un rôle déterminant dans la praxis éducative.
Dans ces interventions, Krishnamurti abordait en fait le thème beaucoup plus vaste de la transformation de la conscience — un acte que l’être humain ne peut toutefois accomplir isolément, de façon individualiste. Car l’exigence de changement, pour Krishnamurti, ne s’appuie pas sur un quelconque « fatras » psychologique ou spirituel mais bien sur cette notion essentielle de la « relation aux autres », qui fait que nous sommes partie prenante de notre communauté ainsi que de l’environnement qui nous entoure.
Cette conception explique que les écoles de la Fondation accordent une grande importance au cadre humain et naturel dans lequel elles s’insèrent.
Meenakshi Thapan (Inde) - Titulaire d’un doctorat en sociologie de l’Université de Delhi. A enseigné au Département d’éducation de cette université. A également enseigné au Département de sociologie de la faculté d’économie de Delhi et à l’Université de Chicago. Ses domaines de spécialisation sont, entre autres, la sociologie de l’éducation. Il est l’auteur de Life at school : an ethnographic study [La vie à l’école : étude ethnographique](1991) et a dirigé la publication de Embodiment : essays on gender and identity [La personnification : essais sur le sexe et l’identité](1997) et de Anthropological journeys : reflections on fieldwork [Parcours anthropologiques : réflexions sur le travail de terrain](1998). Meenakshi Thapan a également entrepris des travaux de recherche publiés dans des revues en Inde et à l’étranger.