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Cette traduction est extraite d’une série d’entretiens qu’a faite Ulrich Brugger
avec des élèves et des professeurs des différentes écoles Krishnamurti en Inde
(Living and learning). Ulrich Brugger est actuellement le directeur de
l’institut of higher education and learning en Californie qu’il a patiemment
monté, édifié pierre à pierre et qu’il a inauguré en mai 1994 .
Son but est
d’offrir à toutes personnes intéressées par Krishnamurti un cadre d’études, des
cours et des formations et d’organiser des conférences sur tous les sujets se
rapportant à l’oeuvre et à la pensée de Krishnamurti.
La Valley School dont il est question dans cet entretien appartient au
Bangalore Education Centre qui est situé à 17 kms de la ville sur un campus
d’environ 41 hectares. La Valley School est une école externe qui compte à
présent 270 étudiants des classes I à X ,ce qui correspondrait dans le système
français à une période allant de l’école élémentaire à la fin du collège.
Le professeur interviewé est désigné de façon anonyme par la lettre « R »
(comme réponse). Ce témoignage d’une expérience pédagogique tentée dans
l’effervescence d’une époque où l’esprit de Krishnamurti insufflait des
intiatives originales et audacieuses est particulièrement intéressant. Il touche
aux grandes questions d’une vision globale de l’éducation à partir d’une
expérience vivante : l’importance du contact avec la chose qu’on étudie, la
place des disciplines académiques, la formation d’une sensibilité, la critique
de l’institution qui lui est corrélative, le rôle subtil de l’éducateur qui doit
prendre des risques et vivre cette communication non-verbale et le non-savoir
qui sont au centre de l’enseignement de Krishnamurti. Ce professeur insiste
également sur un aspect trés présent chez Krishnamurti et rarement repris
avec autant de conviction qui est l’observation du fonctionnement du cerveau.
Malgré la double difficulté que représente une traduction en français d’un
entretien oral et vivant en anglais, cette version retranscrit avec clarté les
propos échangés.
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Entretien avec un professeur à la Valley School
Q. Pouvez-vous me dire ce que vous faisiez avant d’entrer à la Valley
School ?
R. Avant de venir j’étais à Bombay. J’y travaillais comme physicien en
physique nucléaire expérimentale, dans un lieu nommé le "Tata institute of
Fundamental Research" qui est consacré aux sciences pures et qui est
considéré comme le plus grand institut de physique de l’Inde. Dès que j’ai
achevé ma maîtrise de physique je suis entré dans cet institut où j’ai
commencé à travailler. Durant cette période je suis entré en contact avec les
enseignements de Krishnamurti et la question qu’il posait devenait de plus en
plus pressante dans mon esprit ; aussi ai-je commencé à consacrer tout mon
temps à cette question. J’ai visité également l’école de Rishi Valley afin de
voir ce qu’était exactement « l’éducation à la Krishnamurti ».
Durant cette
période je suis entré également en contact intime avec Krishnamurti luimême,
car j’espérais beaucoup de ces discussions de groupes, des discussions
avec les éducateurs, etc.. Lorsque j’ai appris qu’une nouvelle école était sur le
point de démarrer à Bangalore, une occasion inespérée se présentait pour moi
parce que je pensais que je pouvais aider à construire ce lieu. J’ai donc
immédiatement décidé de venir ici ; ma femme était également très intéressée
par le domaine de l’éducation bien qu’elle ne connaissait pas grand chose de Krishnamurti. Elle voulait explorer et découvrir. Je ne crois pas que cela nous
ait pris plus de quelques minutes pour décider de renoncer à tout, à Bombay y
venir. Voilà comment nous sommes arrivés ici. Je dirais donc que je suis venu
ici principalement pour étudier les enseignements de Krishnamurti "à temps
plein".
Q. Qu’avez-vous fait depuis que vous êtes entrés à l’école ? Je crois que vous
êtes arrivés au début ?
R. Oui, en 1978. Les bâtiments n’étaient pas prêts, ils étaient en construction.
Nous étions donc là dès le tout début et complètement inexpérimentés dans
ce domaine, nous essayions de découvrir. Nous essayions réellement de
découvrir ; En fait nous faisions tout dans l’école. Avec ma formation en
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science, j’ai commencé à enseigner aussi les sciences. La première année,
dirais-je, cela a consisté principalement à découvrir comment enseigner,
découvrir ce dont les enfants avaient réellement besoin, des choses comme
ça. Mais une fois passée cette première année, j’ai commencé à développer
une manière entièrement nouvelle et personnelle d’enseigner. Bien que
généralement les gens pensent que mon programme est un programme
scientifique, j’aimerais dire qu’en fait il est plus général que cela. Le fait que
j’ai utilisé les sciences ainsi n’est dû qu’à ma formation de chercheur et à mon
éducation scientifique. Disons que je suis parti des situations de la science
pour mettre au point cette méthode, - cette façon complètement nouvelle
d’apprendre.
Q. Qu’entendez-vous par façon complètement nouvelle d’apprendre ?
R. J’ai commencé avec avec cette question : puis-je aider l’enfant à entrer
d’abord, en contact puis à acquérir un savoir ? Ce que l’on fait habituellement
est de faire ingurgiter un savoir à l’enfant... à petites doses ou par différentes
méthodes. Quelque soit la méthode que vous utilisez, votre but dans
l’éducation académique est d’inculquer un savoir. Mais ce que j’essayais de
faire était d’aider l’enfant à entrer en contact, c’est à dire de développer une
relation ; par exemple s’agissant de la nature, peut-il entrer en contact avec la
nature de sorte que puisse s’ensuivre l’acte d’apprendre ? Quand vous entrez
en contact avec une pierre et que vous posez un certain type de questions,
vous faites de la géologie. Mais vous pouvez tout aussi bien ne pas poser ce
genre de questions et cependant être en contact. Par conséquent, ma première
tâche était de provoquer des situations pour permettre l’apparition de cette
chose, c’est-à-dire, en premier lieu, développer une relation ; à partir de là
j’étais prêt à accompagner l’enfant dans la direction qu’il prenait en réponse à
ce contact. S’il n’allait pas dans la direction de la géologie, pour prendre
l’exemple de la pierre ; ou si vous pensez aux arbres, s’il n’allait pas dans la
direction de la botanique, mais posait d’autres genres de questions, j’étais prêt
à aller dans cette voie, pour faciliter son désir d’apprendre. Donc, voilà quel
était en fait mon seul et unique programme.
Q. C’est très intéressant. Récemment, j’ai entendu un éducateur français dire
que la motivation n’est pas nécessaire si le professeur est capable de la
relation juste entre les élèves et les choses qu’ils peuvent apprendre, doivent
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apprendre ou ont la possibilité d’apprendre.
R. Je serais d’accord avec cela. Je vais vous dire ce que je faisais. Par
exemple, des jours entiers nous avions coutume, les élèves et moi, de
marcher tout alentour de ce vaste campus, simplement en se déplaçant de
place en place ; des questions diverses survenaient, diverses choses, nous
rentrions et selon la question de l’enfant, nous pouvions soit préparer une
expérience, soit commencer une discussion ou lire un livre. Pas seulement
cela, j’essayais également de créer des situations pour l’enfant. Par exemple je
demandais souvent à un enfant : « pourquoi ne ferais-tu pas cela ? ». Il arrivait
alors qu’il le fasse. Autre exemple, je donnais à faire des expériences de
physique et certains enfants les faisaient et s’amusaient beaucoup, ils allaient
jusqu’au bout. Tandis que d’autres commençaient à poser des questions, et
j’allais alors plus en profondeur.
Toutes ces choses pouvaient survenir et je ne
me souciais pas du tout si l’enfant acquérait ainsi beaucoup de savoir. Ma
préoccupation principale était que l’enfant en retire la sensation, qu’il pénètre
dans une relation profonde avec toute chose, de telle sorte qu’une façon
complètement différente d’apprendre commence à opérer. Je disais aux
enfants : "si vous regardez réellement l’arbre, l’arbre vous racontera son
histoire", et je voulais qu’ils voient vraiment la vérité de cette affirmation,
que lorsqu’il y a une relation profonde, dans cette relation en somme on peut
apprendre, (certes d’une manière différente des scientifiques ), non pas
simplement en réunissant sur le chemin les éléments et en faisant toujours
plus d’expérimentations mais en laissant cette « chose » raconter son histoire.
C’est quelque chose de très subtil et de très difficile -je ne peux pas vraiment
le préciser et en donner une méthode - En fait lorsque j’ai parlé de cette façon
d’enseigner dans une conférence à Rishi Valley, les gens étaient très
enthousiastes et me demandaient « s’il-vous-plaît donnez nous vos cours », car
j’avais préparé beaucoup de cours, selon les types de questions que les
enfants posaient. Je leur ai dit que les cours sont la partie la moins importante
de la chose. Il faut considérer l’esprit entier de la chose. Le professeur doit
garder à l’esprit qu’il doit aider l’enfant à entrer en contact, à entrer en
relation, et les cours n’ont qu’une valeur secondaire. Vous pouvez ne pas vous
servir de cours, vous pouvez faire autre chose. Vous pouvez ne pas vous
servir de la science, mais de quelque chose d’autre.
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Q. Afin de laisser l’enfant entrer en contact avec les nombreux phénomènes
de la vie, disons un arbre ou les étoiles ou toute autre chose, il me semble
qu’un autre type d’attention doit être éveillé chez l’enfant. N’est-ce pas la
première étape ?
R. Oui. C’est pourquoi durant les premiers jours je passais beaucoup de temps
à discuter de choses diverses avec l’enfant - qu’est-ce que penser, qu’est-ce
que regarder, même la question de ce qui est un fait et de ce qui est une
théorie, qu’est-ce que la sensibilité, qu’est-ce qui affecte la sensibilité. Vous
progressez à ce niveau également.
Q. Pouvez vous faire cela aussi avec de jeunes enfants ?
R. Je pense que c’est absolument possible avec des enfants plus jeunes.
D’après mon observation les enfants plus jeunes le font mieux que les plus
agés. Vous devez sans doute utiliser des mots plus simples avec eux mais le
fait est que les enfants plus jeunes sont capables de saisir ces choses de
manière non-verbale. Si en tant que professeur vous êtes clairs vis à vis de ce
que vous essayez de faire, alors vous êtes en contact avec les choses.
Vous ne
faites pas qu’utiliser des mots. Alors vous pouvez le communiquer à l’enfant
de diverses manières, et c’est une chose que j’ai observée même chez les très
jeunes enfants. J’ai un fils qui n’a que 5 ans et j’ai entrepris diverses choses
avec lui. En fait ,à ce jeune age, le cerveau est beaucoup plus rapide que chez
les enfants plus agés. Je trouve que le cerveau du jeune enfant est beaucoup
plus rapide, son observation beaucoup plus vive et il est bien plus capable de
saisir ces choses directement. La question est si vous-même en tant que
professeur vous êtes capable d’une telle acuité.
Q. Très souvent nous détruisons cette vivacité en leur donnant trop de savoir.
R. Et en les forçant à penser. Penser est un processus lent et linéaire. Vous
comprenez ? vous n’avez pas toujours à penser, cela ne signifie qu’alors vous
êtes illogique, que vous êtes stupide. Mais il y a un autre fonctionnement du
cerveau qui permet, semble-t-il de saisir les choses beaucoup plus
directement, plus vivement. En fait, ma tentative consistait également à voir
si je pouvais aider l’enfant à utiliser ce « mode » beaucoup plus que le "mode
pensant".
Q. Je pense qu’il est possible d’être relié directement aux choses. Les
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questions viennent alors naturellement.
R. Oui, en effet, elles viennent.
Q. Cela peut venir des professeurs ou des élèves. Ainsi on se rend compte du
processus de la pensée.
R. On s’en rend compte. Mais d’autres choses surviennent également. Je vais
vous donner un tout petit exemple. Quand vous entrez en contact avec un
arbre, vous vient aussi le sentiment que vous ne devez pas l’abattre, le
détruire. Si maintenant vous parlez de cela, un petit enfant est plus capable de
le comprendre qu’un plus agé. A cause de la vivacité de son cerveau qui est là
au départ.
Q. Cela est également vrai relativement à l’enseignement de la langue. Quand
vous lui apprenez de manière holistique le jeune enfant le saisit très, très
rapidement.
R. C’est juste.
Q. Il a également l’amour de cette langue plutôt qu’une simple mémorisation
et ainsi de suite.
R. C’est juste. Donc, si dans le processus d’enseignement, vous maintenez
cette partie du cerveau très vivante et si vous êtes en contact avec cela, alors
vous voyez apparaître dans la classe des chose très étonnantes. Dans mon
enseignement des sciences, je me servais beaucoup de la physique et les
enfants étaient extrèmement intéressés. Il n’y avait pas un seul enfant
(j’enseignais a peu près à 60, 70 élèves) qui ne marquât un profond intérêt. Ils
accouraient tous en classe. Le matin ils venaient me rappeler que tel jour
j’avais classe avec eux et que je ne devais pas oublier. Et chacun d’eux
s’intéressait, participait, malgré d’énormes différences entre eux, différences
intellectuelles, dans d’autres domaines comme la maîtrise de la langue et de
l’écrit. Certains étaient très vifs, d’autres plus lents. Mais ils étaient tous
passionnés et plein d’ardeur. Vous rendez vous compte ? . Parce qu’on leur
permettait d’utiliser pleinement leur cerveau. Ce n’était pas une obligation
pour eux.
Q. Pratiquement, comment faisiez vous avec 70 enfants ?
R. J’avais toujours environ 20 enfants, mais comme j’avais plusieurs classes
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je m’occupais en tout de 70 enfants. quelquefois nous sortions nous promener,
passions pas mal de temps dehors puis nous rentrions. Et, comme je l’ai dit,
selon les questions qu’ils posaient, je préparais des sortes de cours
individualisés. En cours de route, j’ai également crée un laboratoire adapté à
ce propos avec tout l’équipement requis, de telle sorte que si un enfant voulait
faire une certaine expérience il n’avait qu’à y aller et la faire. J’ai continué à
développer ce genre de choses ; chaque enfant par la suite faisait une petite
étude écrite, venait me voir, je m’asseyais avec lui et discutais seul à seul
avec lui de son travail.
Q. Votre point de départ était donc son observation, puis grâce à des cours
vous le laissiez évoluer indépendamment, mais ensuite vous reveniez vers lui
et l’aidiez à aller plus en profondeur.
R. A aller plus en profondeur. Je suggérais quelques questions et voyais s’il
réagissait à la question. S’il réagissait, il s’en emparait. Mais quelquefois un
enfant ne réagissait à aucune question particulière et n’en faisait rien. Il est
arrivé également qu’un enfant n’était tout simplement pas intéressé par le
cours que je lui donnais. Je le laissais faire et passais à autre chose. Un enfant
par conséquent n’avait jamais le sentiment ,à aucun moment, de devoir faire
quelque chose, et je l’aidais constamment à sonder et aller vers les choses que
son cerveau voulait approfondir.
Q. Donc vous étiez en constante interraction avec lui.
R. En une interraction fabuleuse avec l’enfant.
Q. Il me semble très important de noter qu’il a le sentiment de n’être pas
obligé d’apprendre, de collecter un savoir, mais que tout le processus de l’acte
d’apprendre commence en lui-même, à travers ses propres questions et
observations, etc.
R. Dans tout cela il y a une autre question très importante que nous devons
nous poser en tant qu’éducateurs, et en quelque sorte définir : qu’est- ce-que
le cerveau ? Il y a la définition biologique du cerveau - vous savez, la
structure physiologique, les mémoires, la moitié gauche, la moitié droite, le
cervelet, etc. Mais les éducateurs doivent savoir ce qu’est le cerveau, quels
sont ces mouvements ? Y-a-t-il d’autres mouvements ? A moins que le
professeur ait quelque connaissance intime du cerveau, je pense qu’il n’agira
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pas correctement. Le professeur enseignera les matières académiques où
l’élève ne fait que mémoriser, analyser et ainsi de suite. Vous savez que c’est
la voie suivie par la plupart des éducations académiques même les meilleures.
Mais si vous avez une perception plus holistique du cerveau - parce que nous
savons qu’il y a tant d’autres aspects du cerveau - quel rôle jouent-ils dans
l’éducation ? quel rôle jouent-ils dans l’acte d’apprendre ? Le professeur doit, et
je le fais constamment, poser cette question ; j’ai essayé de le découvrir dans
mon contact avec les enfants et dans mon enseignement de tous les jours.
Quels sont réellement les autres aspects du cerveau et comment émergent-ils ?
Q. Est-ce que les scientifiques nous donnent une compréhension holistique
du cerveau ? Car très souvent les mêmes personnes qui parlent du
fonctionnement holistique du cerveau, ne fonctionnent pas de manière
holistique.
R. Oui, je pense que c’est très vrai. La science ne peut donner une réponse à
la question : « quel est le fonctionnement holistique du cerveau ? ». Ce que je
veux dire est qu’en tant que professeurs c’est notre première responsabilité de
le découvrir. Parce que nous essayons de développer le cerveau. Et vous
devez savoir ce qui développe effectivement le cerveau. Prenez
l’enseignement des langues. Mon fils qui n’a que 5 ans,
connaît 5 langues sans qu’aucune ne lui ait été enseignée ; il parle ces langues
vraiment bien.
Si vous demandez à n’importe quel professeur de langue, il ne
sera pas capable d’expliquer comment l’enfant a pu apprendre à parler 5
langues si facilement, ce qui signifie que le professeur n’est pas en contact
avec le fonctionnement complet du cerveau. Je vais vous raconter une chose
qui est arrivée quand, plus tard, j’ai enseigné la chimie. Je trouvais (c’était en
8em) qu’un enfant était exceptionnellement bon en chimie.
Les autres
trouvaient cela difficile. Par conséquent je me suis demandé : "comment se
fait-il que cet enfant soit si bon" et je me suis souvenu que cet enfant m’avait
dit qu’il voulait installer un laboratoire chez lui. Il avait ,en effet, installé un
laboratoire chez lui. Et là, il faisait toute sorte de choses. Il ne faisait que
prendre contact avec ces choses sans essayer d’écrire des équations et des
formules. Il mélangeait simplement les choses, les sentait, etc.. Tout cela était
très facile pour lui. Donc je me suis dit que j’allais donner à faire cette
expérience à chaque enfant, et je l’ai fait. J’ai mis au point un programme
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dans lequel chaque enfant venait et faisait différentes choses dans le
laboratoire : mélanger, toucher, sentir, sans se préoccuper des noms, des
formules. Les noms, etc. sont écrits sur les bouteilles. S’il retient le nom,
bien...parfait, sinon cela ne fait rien. Vous auriez été surpris de voir qu’après
six mois tous les enfants étaient très bons en chimie.
Donc, une nouvelle fois,
j’ai essayé de voir ce qu’il y avait derrière cela. Les uns diraient que ces
enfants étaient doués. Je ne suis pas satisfait avec cette explication. Je veux
connaître l’origine de cela. Même si vous prenez un génie comme Einstein,
c’est facile de dire qu’il était un grand génie, et que c’était pour cette raison
qu’il a fait des choses fabuleuses en physique, mais je veux savoir ce qu’il y
avait dans son cerveau qui a fait de lui un génie exceptionnel. Car c’est
seulement en leur donnant cela que nous pouvons les rendre bons dans un
domaine. C’est pourquoi nous disons qu’il est impèrieusement nécessaire que
le professeur comprenne pleinement le cerveau, tous ses mouvements.
Q. De nouveau, je voudrais revenir à ma question : comment pouvez-vous
comprendre pleinement, scientifiquement le cerveau ?
R. L’approche scientifique ne donnera jamais à quiconque la perception
intime et réelle du cerveau. La chose réelle est le contact au jour le jour avec
les enfants et la propre observation de son cerveau, sans rien méconnaître.
S’observer intensément amènera chacun beaucoup plus loin que la
compréhension du cerveau.
Q. Depuis maintenant 20 ou 30 ans ou plus, les psychologues et les
psychanalystes s’observent également constamment. Mais toutefois, je ne
dirais pas qu’ils apportent un changement dans l’esprit humain, c’est plus ou
moins la même chose. Votre approche est-elle différente ?
R. Peut-être les psychologues et les psychanalystes sont-ils plus intéressés
par l’analyse. Tandis que l’approche du professeur est d’observer et d’aider. La
chose dans sa totalité est plus subtile ici. Si vous me demandez de la préciser
par des mots, écrire quelque chose sur le cerveau, je n’en serai peut-être pas
capable. Mais je puis aider quelqu’un d’autre. Par exemple comme professeur
de langue, vous ne pouvez peut-être pas analyser le fonctionnement du
cerveau, mais vous pouvez aider quelqu’un d’autre à apprendre une langue,
parce que vous avez été en contact avec cela. C’est ce que je disais au départ,
que le contact avec quelque chose peut ou non être exprimé verbalement,
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mais que de toute manière le contact peut avoir une action.
Q. Ce qui est plus important que d’avoir un savoir « à propos de cette chose » ?
R. Oui.- Donc, en fait un professeur doit avoir confiance dans le fait que le
contact est suffisant pour lui afin d’avancer et d’agir.
Q. Diriez-vous que ce « contact » est important seulement relativement aux
choses concrètes, tangibles de l’univers et de la vie, ou également
relativement à quelque chose qui se trouve au delà d’elles ?
R. Dans ce cas aussi, oui. C’est absolument nécessaire. C’est là où la
méditation joue un rôle important.
Q. Qu’appelez-vous méditation ?
R. Fondamentalement, le contact avec quelque chose qui est derrière, quelque
chose que vous pouvez appeler l’« esprit » ou quoique ce soit. N’est-il pas
nécessaire d’interroger la signification totale de la vie ? Si vous en tant qu’être
humain n’êtes pas en contact avec la signification de la vie, je pense, en tant
que professeur, quoique vous fassiez, vous ne faites qu’enseigner des
matières. Mais s’il y a un contact avec la signification de la vie, alors toute
votre approche est tout à fait différente.
Q. Donc l’éducation devrait commencer avec la compréhension de la
signification de la vie, et non d’une autre manière.
R. C’est juste.
Q. J’aimerais revenir à la science et sa relation avec la vie. Je suis très etonné
de voir que, bien que les scientifiques de nos jours comprennent l’univers
mieux qu’il y a 20, 30, 50 ou 100 ans, leur vision de la vie n’a pas changé du
tout.
- Mais il y a aussi des scientifiques qui grâce à leur interrogation
scientifique ont capté quelque « sentiment cosmique de nature religieuse »,
comme l’a formulé Einstein. Comment pouvez-vous expliquer ces deux
attitudes ? - Tous les deux ont le même savoir scientifique. - D’un coté cela
mène à un certain étonnement devant l’univers et à une approche plus humble
de la vie, mais d’un autre coté cela ne change pas l’être humain, et mène
conduit à une attitude négative, parfois destructive envers la vie.
R. Je dirais que dans le cas d’Einstein, il y avait bien plus, quelque chose de
plus vaste que la simple interrogation scientifique. Quand un être humain est
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passionnément intéressé par la vérité, il devient très humble. Mais je dirais
que pour la plupart des scientifiques, la science devient une profession, un
commerce, un projet de carrière et une source de profit. Quand on en arrive
là, alors l’interrogation est très étroite, très limitée à un but particulier.
Tandis
que, si l’interrogation est honnête, vraie, non pas seulement orientée vers la
vérité de quelque chose mais vers une vérité derrière l’univers, la création
dans sa totalité, alors elle requiert et crée en même temps une forme
différente d’énergie.
Q. La découverte de la vérité serait-elle pour vous l’objectif d’une éducation
réelle ?
R. Oui, donner à l’enfant l’esprit d’interrogation, à l’être humain ce sens de la
liberté par lequel il explore et veut découvrir la vérité. Ceci est réellement
l’un des principaux objectifs de l’éducation.
Q. A présent, une question concrète : vous devez également préparer les
enfants à la société d’aujourd’hui, vous devez les préparer aux examens, s’ils
veulent aller à l’université, au lycée, etc. Vous avez affaire avec un
programme donné, et il y a ,particulièrement ici en Inde, un programme très
dense.
R. Très rigide.
Q. Comment pouvez-vous concilier ces deux choses - libre interrogation et
préparation aux examens ?
R. Je vais vous dire ce qui s’est passé. Il y avait un groupe d’enfant qui était
avec moi depuis la 6em. Ils ont passé les examens au niveau de la 10em. Ils
sont passés par tout cela, « entrer en contact », faire beaucoup de choses par
eux-mêmes, pendant au moins 3 ans, et quand j’ai effectivement commencé à
enseigner le programme, je me suis aperçu qu’ils étaient tout à fait capables
de saisir tout cela. Par exemple lorsque je leur enseignais « la lumière », toutes
les choses dont j’étais en train de parler, ils l’avaient déjà vu. Ils l’avaient déjà
vu dans leur vie, non pas en tant que programme de science mais au cours
d’une exploration. Ils m’était donc très facile de parler de ces choses. Ils
comprenaient très facilement. Et lorsqu’on en venait à formuler tout cela,
dans une théorie ou un cours, ce n’était pas difficile du tout. Parce que tout
d’abord vous n’avez pas détruit la sensibilité de l’enfant, vous avez gardé le
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cerveau encore intact. Celui-ci n’est pas fatigué, il désire apprendre.
Quand
vous avez un tel cerveau en face de vous, et que vous dites : "Allez, voici ce
qu’il faut faire", cela devient très simple. je n’ai mis qu’un an à leur apprendre
le programme formel, et lorsque je leur présentais l’ensemble de la chose et
leur montrais comment les différents phénomènes qu’ils avaient observés
étaient interconnectés, ils pouvaient immédiatement comprendre la totalité.
Et c’était très amusant. C’était un autre aspect qui venait après et que je voyais
comme une extension naturelle. Mais d’abord l’enfant va vers le phénomène
dans son intégralité, prend contact avec tout cela,- et vous ne lui enseignez
pas, délibérement, « l’aspect-savoir », avec son contenu et ainsi de suite parce
que vous perdez du temps. Laissez l’enfant avoir autant d’expèriences que
possible. Laissez-le prendre contact. Alors vous pouvez lui présenter le
tableau complet, comme des perles qu’on enfile pour faire un collier, cela se
fait très facilement.
Q. Mais même sur le plan de la pure connaissance, cela a également un effet
positif, n’est-ce-pas ?
R. Oui.
Q. Vous savez certainement que Piaget a dit que dans tout acte d’apprendre il
était très important que l’élève soit actif au plus haut point, de sorte qu’autant
que possible il fasse ses propres expériences, qu’il fasse ses hypothèses, fasse
ses observations, en vienne aux conclusions, etc. Parce que c’est seulement
ainsi que ce sont réellement ses découvertes, et c’est un fait également qu’il
n’oublie pas si rapidement.
R. Absolument. Un exemple : les élèves actuellement en 10em, qui étaient en
8em lorsque j’ ai enseigné la dernière fois (je suis parti de l’école pendant
deux ans), me disaient qu’ils se souvenaient très bien des choses qu’ils avaient
apprises,- donc, je n’ai aucune hésitation à ètre parfaitement d’accord avec
Piaget - c’est vrai, c’est ainsi- et voyez-vous, il y a un autre aspect très
important que j’aimerais pointer. Je dirais que le savoir lui-même est de deux
sortes. Il y a un type de savoir qui rend le cerveau lourd, qui occupe le
cerveau, et il y en a un autre qui est très subtil, mais qui est là, qui n’occupe
pas le cerveau, qui n’agit pas comme un poid sur le cerveau. Donc, dans cette
approche, ce « contact », lorsque vous entrez en relation, vous parvenez
également à un savoir, mais ce savoir est très léger, il ne semble pas remplir
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l’espace du cerveau. Tandis que l’autre savoir, que vous obtenez soit disant en
apprenant (en acquérant un savoir, en se souvenant, en écrivant), conditionne
réellement le cerveau. Ce savoir occupe réellement le cerveau, rend le
cerveau lourd. Et ce savoir tue également le cerveau. L’éducateur doit être
averti de cela. Le fait que je ne parle pas beaucoup, que je n’écris pas, ne
signifie pas que je ne sais pas. Par exemple, quand vous dites que vous êtes
éveillés, vous « savez » aussi, n’est-ce-pas ? Mais ce savoir est différent de la
mémorisation, de l’accumulation et ainsi de suite, n’est-ce-pas ?
Q. Oui. Dans ce cas, il n’y a que le savoir.
R. En effet, il n’y a que le savoir. Il est donc très important de réaliser qu’il y a
deux qualités de savoir. Par exemple, si, de là où nous nous trouvons, vous
descendez la vallée jusqu’à l’autre bout, vous devenez conscient de tout
l’endroit, vous savez par conséquent qu’il y a un lac ici, qu’il y a des arbres,
etc. Vous ne faites que passer. Mais je peux vous donner une leçon et vous
dire qu’il y a un lac et ainsi de suite et vous demandez d’acquérir cette
connaissance. C’est très différent d’un homme qui marche à travers le pays et
devient conscient.
Q. Diriez-vous que c’est la même chose au niveau psychologique ? là
également, vous pouvez donner tous les faits d’un état psychologique de
l’esprit - Si quelqu’un est en conflit, ou dépressif, ou quoique ce soit - vous
pouvez donner toutes les raisons, les explications, revenir au départ et
dessiner tout le tableau. D’un autre côté, comme le suggère Krishnamurti
vous devez saisir l’ensemble d’un seul regard, afin d’en être libre.
R. C’est vrai. A la base il s’agit d’un mouvement similaire. - Donc ici, nous
n’insistons pas sur le savoir. Parce que nous savons que le savoir sera là.
Par
exemple une personne qui regarde intensément. Pensez-vous qu’elle ne sait
pas ? Elle sait. Et cependant nous n’avons pas confiance en cela. Nous disons,
même s’il regarde je dois lui donner d’une certaine manière lui donner un
savoir, afin d’en avoir la certitude. Je pense que c’est une très, très mauvaise
manière. C’est une manière destructive. Parce qu’en occupant le cerveau, en
fait vous limitez le cerveau.
Q. Cela semble donner une certaine sécurité, mais en fait...
R. C’est tout à fait le contraire.
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Q. Oui, c’est tout à fait le contraire. L’autre approche, qui commence avec
l’insécurité, ou qui est insécurité, est entièrement différente.
R. Oui.
Q. Parce que le mouvement est différent.
R. Le mouvement lui-même est différent. Ce mouvement là est capable,
l’autre mouvement est incapable. Si vous n’avez que le savoir vous êtes en
fait incapable. Mais si vous êtes très vivant, vous êtes « compétent ».
Q. Compétent dans quel sens ? Par exemple, le cerveau scientifique est
compétent dans certains domaines...
R. C’est une compétence très limitée, ce n’est pas la capacité de rencontrer la
vie. C’est seulement la capacité d’opérer des instruments ou des ordinateurs.
Cette capacité ne va pas réellement nous aider à traiter les problèmes de la
vie, n’est-ce pas ?
Q. Vivre une vie complète, heureuse.
R. Oui.
Q. Et une vie responsable également, parce que l’autre approche ne mène pas
à la responsabilité. Etes-vous d’accord avec cela ?
R. Oui. Parce que dans « l’autre chose », tout est fixé pour vous.
Q. Quel est l’objectif principal du type d’éducation que vous essayez de
donner ici ?
R. J’aimerais beaucoup que l’enfant ait un sens profond de l’étonnement
devant la vie et veuille réellement découvrir ce qu’est la signification de la
vie, entrer en contact avec ce qui est, découvrir s’il y a quelque chose de
sacré. C’est, je dirais, le but principal de l’éducation que j’aimerais donner.
Et
je suis prêt pour cela à mettre toute autre chose de coté. J’ai trouvé que la
chose la plus importante dans cela est que l’enfant soit complètement en
sécurité. Vraiment en sécurité. Je pense que nous ne prètons pas beaucoup
attention à cela. Lorsque l’enfant est en sécurité, nous voyons que l’enfant
peut s’étonner. Je me souviens que Krishnamurti disait dans une discussion à
Rishi Valley, que si le cerveau est en sécurité, alors un autre mouvement
prend place dans le cerveau. Vous savez, le mouvement du savoir, de la
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pensée, est en fait un mouvement d’insécurité. Et c’est le mouvement
dominant du cerveau, tandis que si le cerveau est en sécurité, il ne pense pas
autant. Vous ne pensez pas à votre avenir, vous ne pensez pas à vousmêmes...
Vous savez, cette pensée sur soi-même, qui commence dans tout
être humain, est en fait un mouvement d’insécurité. Pourquoi devriez-vous
penser à vous-mêmes ? Et penser à soi-même occupe le cerveau la plupart du
temps. Donc, veiller à ce que l’enfant se sente complètement en sécurité est
une des chose les plus importantes. Et je dirais ici - je peux me tromper,
j’espére même que je me trompe vis à vis des autres professeurs - que le
processus total qui consiste à donner un savoir crée en fait l’insécurité. En
fait, si je reviens en arrière je dois dire que ceci était la question qui m’a mené
au reste. Je veux aider l’enfant à prendre la direction qu’il veut prendre.
De
telle sorte qu’il y ait de la sécurité tout le temps, qu’il n’ait pas l’impression de
devoir faire telle chose, car cela insiste sur le soi. Il y a sécurité par
conséquent, quand il y a sentiment complet d’être au repos.
Q. Alors vous avez la « compétence ».
R. Alors la capacité est là, la sensibilité est là. Donc je dirais que les
éducateurs doivent veiller formidablement à permettre cela. Que l’enfant soit
avant tout en sécurité, - non pas que vous l’aidiez à penser, à découvrir, etc -.
Cela sont toutes des choses secondaires.
Q. Même les examens sont secondaires.
R. Oui, ils sont parfaitement secondaires.
Q. Vous diriez alors, si un enfant ne passe pas ses examens, il peut quand
même être tout à fait capable de faire face à la vie ?
R. Tout à fait, tout à fait.
Q. Affirmeriez-vous ceci même dans la société indienne ?
R. Je le dirais même dans la société indienne. Soit dit en passant cela a un
rapport avec ce que je fais maintenant. Je suis revenu ici après un arrêt de
deux ans (pendant lesquels j’ai fait un cours d’informatique à l’institut de
technologie de Madras), et je me suis occupé du développement du terrain.
Dans mon esprit également, il devenait clair que si personne ne fait rien, il
n’est interdit à personne de prendre une partie du terrain et de vivre ici, et
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faire sa vie. Je voulais le suggérer à mes enfants : "Regardez, si vous ne
voulez pas passer vos examens, vous le pouvez." Et c’est une façon très
globale de vivre, vous prenez une partie du terrain, vous y développez la
forêt, vous tenez un journal. Donc, je voulais voir si cela était possible. J’ai
pris par conséquent la responsabilité de développer la ferme de cette école. Et
je veux, à travers ce que je fais ici, montrer aux élèves un exemple pratique.
Je n’ai aucune connaissance formelle en agriculture. J’ai fait de la physique,
de l’informatique mais rien en agriculture. Et cependant je veux montrer aux
étudiants, que si vous avez un cerveau clair, si vous pouvez penser
clairement, si vous savez où prendre l’information, et ainsi de suite, vous
pouvez très bien vous en sortir, sans aucune éducation formelle.
Q. Je suis parfaitement d’accord, absolument. Mais tout le monde veut
d’abord la sécurité sous la forme d’examens, ou sous la forme d’un savoir, ou
sous la forme ...
R. ... d’un diplôme
Q. ... ou n’importe quoi d’autre.
R. Donc ce que je fais maintenant est de leur montrer en fait une façon de
vivre alternative. Ce n’est pas assez de dire que si vous êtes sensible, si vous
êtes vivant, intelligent, vous pouvez faire face à la vie, mais nous devons le
montrer d’une manière pratique. "Regardez, si vous êtes comme cela, vous
pouvez faire toutes ces choses."
Q. En fait, l’école, si elle fait réellement ce travail, non seulement apporte une
manière d’apprendre différente, mais une manière de vivre également
différente.
R. C’est vrai.
Q. Comment voyez-vous l’avenir de l’école ? Avez-vous des
perspectives ?
R. Oui, en fait, j’aimerais que l’école devienne dans l’avenir de plus en plus
informelle, non-orientée sur la classe, mais de plus en plus, ce que
j’appellerais, « orientée sur la vie ». J’aimerais voir peu d’étudiants vivre avec
peu de professeurs, qu’ils fassent tout ensemble et apprennent à partir de là.
Non pas d’une manière formelle, mais d’une manière beaucoup plus
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informelle.
Q. Vous aimeriez au moins qu’un certain nombre d’élèves vivent sur le
campus ?
R. Oui, de plus en plus d’élèves vont vivre sur le campus, en petits groupes,
disons 12 à 14 enfants avec 2 professeurs, et feront des choses ensemble.
Donc ça ne sera pas plus une école formelle, où les matières sont enseignées
à des moments donnés, rythmés par le son des cloches, et ainsi de suite.
Je
sens vraiment que l’école ici à Bangalore va évoluer dans cette direction.
Par
conséquent, le processus total de la vie va être intensifié ici. Et l’acte
d’apprendre vient de la vie. Et non pas d’ailleurs. Il semble toutefois que vous
appreniez d’abord et viviez ensuite. C’est une chose ridicule, n’est-ce pas ?
Q. Vous savez qu’une nouvelle opinion se fait jour, selon laquelle vous ne
devez pas apprendre seulement dans le but d’une profession, mais afin d’être
préparé à la vie. Dans ce cas, vivre vient après l’acte d’apprendre.
R. Oui.
Q. Donc vous retournez la chose et commencez par "apprendre comment
vivre".
R. Et laisser l’acte d’apprendre prendre son envol à partir de là.
Q. Récemment j’ai lu dans un journal allemand l’article qu’un auteur réputé
qui s’exprimait ainsi : "aujourd’hui, nous pouvons apprendre de plus en plus
sur beaucoup de choses, mais la tragédie est que nous ne savons pas comment
vivre".
R. C’est juste.
Q. Et sans cela, « apprendre toute chose » n’a que très peu de sens.
R. C’est vrai. Il y tout juste deux semaines, j’étais à Bombay. Lorsque je suis
allé en ville, j’ai senti que toute l’activité n’avait vraiment aucun sens. Les
gens sont continuellement en mouvement, se ruant au bureaux, aux usines,
sur différentes tâches, etc. Mais en fait j’ai pu voir une immense tristesse
partout. Parce que les gens sont complètement coupés de ce que j’appellerais
« la vie » ; Bien qu’ils fassent des choses et prétendent vivre, en fait ils sont
sans vie. Si l’humanité vit ainsi, de manière mécanique, avec une technologie
extraordinaire, mais rien d’autre, alors la tristesse est inévitable.
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Q. Donc, d’après vous, une éducation différente est également nécessaire
pour changer cette façon mécanique de vivre et amener une autre société ?
R. Absolument. Lorsque vous dites que vous éduquez les élèves afin de
s’adapter à la société, c’est une approche complètement fausse. Parce qu’une
personne éduquée va changer la société. Il ne va pas simplement travailler et
s’y adapter. Car il y a quelque chose de tout à fait erroné dans cela, n’est-ce
pas ? - Une société qui se prépare à la guerre et parfois l’engage, par exemple,
est une société complètement fausse ! Et vous devez faire face à ce fait avant
toute chose. Et vous ne pouvez pas dire : je l’éduque de telle manière qu’il
puisse aller là et s’adapter. Je n’éduque personne pour s’adapter.
Q. N’y a-t-il pas un danger que des gens issus de tels écoles en viennent à un
genre de vie utopique, de sorte qu’ils ne sont plus capables de se débrouiller
dans la vie ?
R. S’ils en viennent à un mode de vie utopique, c’est très dangereux, mais
ceci, dirais-je, n’arrive pas. Posons- nous cette question : y a-t-il quelqu’un
qui est capable de s’adapter à la société ? y en a-t-il un seul ? Prenons
quelqu’un d’éduqué de manière très conventionnelle. Est-il réellement capable
de s’adapter à la société ? Je dis non, il n’y a personne. Si vous prenez une
personne venant d’une école conventionnelle, et regardez comment il lutte
dans la vie, regardez tous ces soucis, regardez l’ensemble de sa vie, que
voyez-vous ? Vous voyez qu’il ne sait vraiment pas comment vivre. Il fait
juste ce que les autres font. Cela ne signifie pas qu’il est capable, qu’il a
véritablement pris en main les problèmes de la vie. Il ne fait que se
conformer. C’est tout.
Q. Ce qui n’est pas nouveau !
R. Ce qui n’est rien ! Et cela ne montre-t-il pas qu’il est incapable d’aller à la
rencontre des défis de la vie ? Je dirais donc que l’éducation conventionnelle
n’aide pas l’élève à faire face à la vie. Saisissez-vous mon point de vue ?
Q. Oui. Mais vous voulez encore éduquer les gens, qui pourront ...
R. Nous voulons éduquer les gens à être réellement capable de "vivre leur
vie". En dépit du désordre qui existe partout et au beau milieu de tout cela.
Q. Mais cela demande également une enquête profonde à l’intérieur du champ
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psychologique.
R. Il y a deux types d’investigation. L’une est de comprendre ce qui est à
l’intérieur de vous. L’autre chose est de comprendre la société entière telle
qu’elle existe. Je dois comprendre la conception qui y règne, je dois
comprendre la compétition, je dois comprendre le fait qu’il y ait des guerres,
qu’il y a une formidable inégalité et pauvreté, tout cela, je dois le comprendre.
N’est-ce-pas ? Alors seulement je serai capable d’être dans la position de faire
face à la vie, intelligemment.
Q. Et vous devez vous comprendre vous-même, votre propre fonctionnement,
non pas seulement ce qui se passe dans la société.
R. Oui, en fait, vous devez voir, et l’élève doit voir, que ce qui se passe dans
la société est le reflet de ce qui se passe en chaque homme. Et c’est quelque
chose que l’éducation dans une école doit faire, formidablement.
Q. Très souvent on pense que ce que l’on fait est différent de ce que fait la
société, que c’est mieux.
R. Oui.
Q. Comment montrez-vous aux élèves que ce n’est pas ainsi ? que c’est la
même chose ?
R. Que les choses surviennent de la même manière. Ce qui arrive dans la
société arrive également en vous. C’est vrai. Cela doit être constamment
présenté à l’attention des élèves.
Q. Comment créez-vous cela chez les élèves ? Car habituellement chacun
pense que ce qu’il fait est mieux, qu’il fera mieux.
R. Qu’il est meilleur que les autres.
Q. Oui. Même meilleur que la société. Donc il part et veut changer la société.
R. Il pense qu’il est différent de la société. Toutes ces illusions doivent être
brisées.
Q. Comment faites-vous ? pratiquement dans le processus d’éducation ?
R. Lorsque les enfants grandissent, vous discutez avec eux. En fait, vous
mettez en situations des choses extèrieures, ou des situations aperçues dans
l’école, et vous en discutez avec eux. Vous allez danc ces questions et vous
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recherchez réellement et voyez quelles relations ont ces choses avec votre vie
intèrieure.
Q. Donc vous ne faites pas qu’en parler, mais vous examinez, vous
recherchez ?
R. Vous interrogez, vous regardez vraiment toute la chose. - j’aimerais insister
sur l’importance capitale que les élèves sortent, aillent voir le monde, et
reviennent ensuite ici discuter et considérer avec soin les choses. Je crois qu’il
est bon que les élèves aillent en excursion, non pas seulement pour regarder
les monuments historiques et les choses comme ça, mais en fait pour
observer comment les gens vivent, partout et interragir avec eux. Comme fait
par exemple « l’école internationale du voyage » que vous avez mentionnée.
Q. Pendant combien de temps voudriez-vous envoyer les élèves en
excursion ?
R. Et bien, bientôt par exemple, ils vont partir 20 ou 30 jours. Dans l’avenir,
je dirais qu’ils devraient partir 3 ou 6 mois, interroger les gens et les
situations qu’ils rencontrent, et puis revenir. Avec les enfants plus vieux nous
devrions faire cela de plus en plus.
Q. C’est intéressant, parce que ce que nous disons à présent est pratiquement
ce que vous décriviez au début de l’entretien. Premièrement, mettre l’élève en
contact avec les situations, et de là le laisser venir aux études.
R. Il y a quelque chose d’autre qui est très important. L’élève ne devrait
jamais entretenir l’illusion qu’étudier tous les sujets va l’aider à faire face à la
vie. C’est la première baudruche qu’il faudrait faire éclater. Les professeurs
doivent faire ceci réellement et en premier lieu. Vous pouvez étudier la
physique, les mathématiques, toutes ces choses, vous pouvez être très bon
dans ces matières, avoir des notes de 90/100. Cependant ceci ne va pas vous
aider à faire face à la vie. Vous savez, la vie ce qui signifie la totalité de la vie
votre relation avec les gens prétendument les plus proches (votre frère,
votre femme, votre mari, etc) et votre relation avec le reste du monde - ne
sera pas aidé par ces choses. Donc, c’est une illusion qui doit disparaître de
l’esprit des élèves. Je pense que tous les élèves ont ce genre d’illusion, car une
très grande valeur a été accordée à un tel type d’éducation. C’est une
conséquence de l’évolution industrielle de la société humaine. Dans une
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société industrielle, qui demande des travailleurs aux qualifications diverses,
on accorde une immense importance à l’étude des diverses matières, et
l’illusion s’est enracinée selon laquelle c’est un passeport pour le succès en
général.
Q. L’éducation n’est très souvent qu’une adaptation aux besoins actuels de la
société.
R. Juste.
Q. Mais vous dites également que l’éducation a affaire avec ce qui se passe
actuellement. Ceci permet aux élèves de s’adapter d’une certaine manière.
R. C’est une chose si simple. Si vous devez travailler, par exemple, pour
passer l’examen de l’ISCE, c’est une chose tout à fait simple, et vous ne devez
pas en faire la préoccupation principale de votre vie, ou de l’école. Si l’enfant
doit passer l’ISCE, alors vous l’aidez simplement à réaliser cela le plus
aisément.
Q. Mais en premier, il doit être clair dans quelle direction l’élève veur aller,
quel domaine de recherche, profession, etc.
R. Oui. Donc, comme je l’ai dit, il y a un besoin énorme de renverser tout le
processus. C’est-à-dire premièrement vivre et apprendre à partir de la vie. Et
non pas apprendre maintenant et vivre ensuite ! C’est complètement erroné.
Q. N’est-ce pas ce que le professeur doit voir en premier ?
R. Oh, oui.
Q. Ceci n’est pas facile, car le professeur est pris normalement dans le même
processus.
R. C’est vrai. Quelque part, le professeur ne désire pas l’ affronter. Vous
savez, il veut faire la chose la plus facile. C’est si facile, par exemple d’aller
au tableau, d’écrire quelque chose et de donner des notes, - c’est la chose la
plus facile sur terre. N’importe qui, n’importe quel imbécile peut le faire !
C’est pourquoi le professeur le fait. N’est-ce-pas ? Mais est-ce que le
professeur peut réellement aider l’élève à vivre maintenant, de sorte que
l’élève vive constamment et apprenne à partir de là ? Ceci est le véritable défi !
Q. Mais cela revient à mettre le professeur dans une situation en quelque
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sorte d’insécurité. Qu’en pensez-vous ?
R. Une prétendue insécurité. Personne ne peut vous dire réellement ce qui
doit être fait. Vous devez faire face chaque jour à de nouvelles situations et
trouver votre propre voie pour y répondre. Et c’est vraiment ce qu’il y a de
plus excitant dans tout cela.
Q. C’est une sorte d’insécurité.
R. Cela peut être difficile au départ. Mais une fois que vous êtes dedans, vous
trouvez cela très facile.
Q. Mais cela implique que le professeur doit se questionner lui-même
R. Enormément.
Q. Parce que dans ce genre d’enseignement, il peut arriver que les élèves
posent des questions dont il n’ait pas la réponse toute faite.
R. C’est vrai.
Q. Et normalement, il se trouve dans une position, où il est supposé être celui
qui possède le savoir.
R. Il doit savoir dire très souvent « Je ne sais pas ».
Q. Donc, même ici, le processus est complètement renversé.
R. Complètement renversé.
Q. Il doit aussi commencer avec le « non-savoir ».
R. Il ne sait pas.
Q. Ne pas savoir, afin de tirer un véritable savoir de quelque chose. Non
seulement ça, mais afin de faire face à toute situation.
R. C’est vrai.
Q. Nous arrêterons-nous ici ?
R. Oui.
Q. Ou voulez-vous ajouter quelque chose que nous n’avons pas vu, et que
vous pensez être importante ?
R. Non, je pense que nous avons couvert les choses les plus importantes.
Q. Merci.
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A.P.R.E.S School
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